Monde 13/01/2011 à 00h00
« Le pouvoir de Ben Ali a été ébranlé, c’est pas le moment d’arrêter »
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REPORTAGE - Ni le renvoi du ministre de l’Intérieur, ni les quelques mesures d’apaisement, ni le couvre-feu annoncé hier n’ont suffi à calmer les Tunisiens.
Par José Douglas (à Tunis) et Christophe Ayad
Le limogeage du ministre tunisien de l’Intérieur n’a pas calmé la rue. Il aura fallu moins de deux heures après la série d’annonces faites hier par le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, pour que les premiers accrochages aient lieu à Tunis.
Il est presque 14 heures, quand, au cœur de la capitale, sur l’avenue Habib Bourguiba, les passants se mettent à courir la main sur le nez ; des gaz lacrymogènes viennent d’être tirés. Au bout de l’avenue, plusieurs centaines de policiers anti-émeute repoussent l’arrivée d’un cortège de centaines de jeunes, scandant des slogans hostiles au président Ben Ali. Les policiers en tenue et en civil bouclent la zone, priant passants et journalistes de faire demi-tour. Trente minutes plus tard, la manifestation est dispersée. Pourtant, à la mi-journée, le chef du gouvernement avait, pour la première fois depuis le début de la crise il y a plus de trois semaines, annoncé des mesures d’apaisement : libération de toutes les personnes arrêtées pendant les émeutes ; renvoi du ministre de l’Intérieur, Rafik Belhaj Kacem ; ouverture d’une enquête sur des affaires de corruption présumées. Le pouvoir reconnaît enfin qu’il a pu commettre des erreurs, et que la crise qui agite le pays n’est plus seulement sociale mais aussi politique.
Trois à cinq morts. « Ça change rien ! s’exclame Jawad, gérant d’un snack en centre-ville. Si Ben Ali veut vraiment que les gens arrêtent de manifester, il faut qu’il baisse les prix comme en Algérie. Tout est trop cher ici : le pain, les tomates, l’essence… Tout a augmenté. S’il ne baisse pas les prix, il faut qu’il parte », chuchote tout à coup cet homme de 34 ans. « Et tous, ici, pensent comme moi », ajoute-t-il en désignant les cinq employés du fast-food.
« Tout cela arrive trop tard et ne va pas assez loin », analyse Ahmed Brahim, premier secrétaire du parti d’opposition légal Ettajdid. « Ben Ali propose de changer un ministre alors que c’est le mode de gouvernement qu’il faut changer ! ajoute Mahmoud ben Romdhane, l’un des membres du secrétariat d’Ettajdid. Surtout, le nouveau ministre n’a rien changé aux méthodes de la police, puisqu’aujourd’hui encore des civils sont morts. » Trois à cinq personnes (dont un professeur franco-tunisien d’une université de Compiègne, Hatem Bettahar) ont été tuées hier par la police au cours de manifestations à Douz, dans le sud du pays, et à Thala, dans le centre. Le Parti démocratique progressiste juge, lui aussi, les mesures « insuffisantes » et « en deçà des revendications du peuple ».
Najib, 27 ans, étudiant et cyber-activiste, n’est pas plus optimiste. Il a participé aux manifset compte bien continuer. « Le pouvoir de Ben Ali a été ébranlé, c’est pas le moment d’arrêter, affirme-t-il dans un coin isolé d’un parc de Tunis. Le peuple sait bien que Ben Ali est celui qui décide tout, donc, changer le ministre de l’Intérieur ça change rien. C’est pour faire semblant et calmer les choses. »« Si, aujourd’hui, un jeune de 27 ans n’a pas la possibilité de manger correctement ou de s’exprimer, qu’est-ce qu’il va faire ? Il va manifester… Moi, je ne me sens plus citoyen dans mon propre pays, il faut que Ben Ali parte, c’est la seule solution », renchérit Sihem, étudiant en cinéma. Un policier en civil interrompt l’interview, vérifie les papiers, et prie chacun de partir de son côté. « Ce soir, ça va bouger dans les quartiers », lance Najib en guise de salut. Quelques heures plus tôt, le ministère de l’Intérieur avait décrété un couvre-feu à Tunis et sa banlieue, de 20 heures à 5 h 30. Une annonce qui vient après la fermeture, depuis lundi, des écoles et universités.
Blindés. Les troubles qui agitent la Tunisie depuis le 17 décembre ont touché la capitale pour la première fois mardi soir. Des affrontements ont eu lieu dans les cités Itilaka et Tadhamon, dans une banlieue dortoir de Tunis. Le poste de police de la cité 105 a été incendié et les manifestants, rejoints par des jeunes du quartier d’El Omrane Supérieur, ont encerclé le poste de la garde nationale. Les forces de l’ordre ont fait usage de gaz lacrymogènes et ont tiré à balles réelles. Pour la première fois aussi, l’armée et ses véhicules blindés ont fait leur apparition dans les rues de Tunis.
Après avoir appelé le reste de l’opposition à former un « gouvernement de national provisoire », le chef du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT, interdit), Hamma Hammami, a été interpellé hier à son domicile, près de Tunis. Aucun dirigeant politique n’avait été arrêté depuis le début de la crise. Pas question pour le pouvoir que les partis d’opposition, même groupusculaires, se joignent à la rue.