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La Turquie entre Islam et capitalisme

dimanche 16 juin 2013 (Date de rédaction antérieure : 15 juin 2013).

La Turquie entre Islam et capitalisme

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Écrit par Mohamed Bouhamidi
Jeudi, 13 Juin 2013 06:36

Le 17 décembre 2010, à vingt-six ans, à Sidi Bouzid, un trou perdu au centre de la Tunisie, face aux bureaux du gouverneur, s’immole Tarek-Mohamed Bouazizi, plongé encore plus profond dans la misère par la mort de son père ouvrier agricole, puis par la perte des terres hypothéquées de son oncle, devenu son beau-père, selon les règles sociales en vigueur dans plusieurs régions d’Afrique du Nord. Les flammes qui ont consumé son corps ont incendié l’ordre politique, qui lui a confisqué sa charrette de légumes et sa balance de marchand ambulant irrégulier. Elles laisseront intact jusqu’à aujourd’hui l’ordre social et économique que l’ordre politique de Ben Ali devait défendre en prélevant au passage sa part de richesse et celle de son clan.

A lire La Curée de Zola ou les révélations de la presse sur la porosité entre pouvoir et argent en Occident, Ben Ali ne faisait ni pire ni plus que ses sponsors français et américains. Il le faisait moins discrètement, mais peut-on avoir un dirigeant arabe qui assure la normalisation avec Israël, la tranquillité et la sécurité de ce dernier, puis sa prospérité et son hégémonie sans dictature et sans le respect scrupuleux des règles du FMI et du marché ? Le tout est de savoir tenir la rue en occupant la tête des gens pour les empêcher d’occuper la rue et éventuellement de tenir la rue si des idées de révolte bouillonnent dans la tête. Entre les deux, les gammes de la ruse sont infinies, il suffit de tenir éloigné le baril d’explosifs accumulés dans la colère et la misère des gens d’une éventuelle étincelle. Pendant l’incendie tunisien, le dispositif de contrôle a été parfait. L’exaspération et la colère ont été dirigées contre Ben Ali, symbole de l’économie d’ouverture au marché extérieur et de ses tares morales : corruption, népotisme, clanisme, dictature, etc. Mais jamais contre l’ordre économique de domination colonialiste et impérialiste qui génère et reproduit cet ordre pourri partout dans les pays qu’il pénètre et domine. Existe-t-il un seul pays subjugué qui échappe à cette loi des maffias ? En connaissez-vous un seul dans la Françafrique ? Ou dans l’aire de domination américaine ?

Les maîtres du Facebook, des médias mainstream, des réseaux « sociaux » et ces nouvelles écoles de subversion créées par les ONG de la CIA ont réussi à capter leur exaspération pour concentrer la colère des Bouazizi sur le « dictateur » et les détourner du principal responsable : l’ordre impérialiste. Vont-ils réussir dans la durée ? Ils ont pour atouts d’autres maîtres en matière de contrôle et de manipulation de la conscience : leurs vieux amis Frères musulmans avec qui ils ont fait le coup de feu contre le nationalisme arabe et contre l’URSS « athée ». D’autant qu’au fil du temps et du passage des pétromonarchies aux plaisirs du capitalisme de casino, l’idéologie liée au wahhabisme est devenue une idéologie du capitalisme débarrassée des scrupules des devoirs religieux de charité, de compassion, de solidarité, etc.

La mise en place de cet ordre islamo-capitaliste en dehors des pétromonarchies n’a connu un début d’application qu’en Turquie. Il bafouille en Tunisie, au Yémen, en Egypte, où il n’a pas encore réussi à s’emparer de la totalité du pouvoir d’Etat ni à s’imposer comme force de domination, ni même comme force légitime de gouvernement. C’est une grande surprise pour tous que les forces politiques islamistes données pour les plus « légitimes » et les plus « habilitées » aux yeux des masses musulmanes rencontrent ces difficultés à faire passer dans la réalité politique leur prétention de représenter une ordonnance divine. La Turquie semblait sortir du lot et offrir au mouvement islamiste, par les « succès économiques » de l’AKP, une légitimité interne si puissante qu’elle permettait à Erdogan de se passer des règles démocratiques et offrir aux islamistes non turcs une légitimité qui les dispensait d’efforts et de débats.

Les facteurs de ralentissement et les indicateurs de la faiblesse du « modèle turc » ont commencé à agir dès 2011/2012 : 2,2% de croissance turque en 2012, difficulté de poursuivre dans l’usage inconsidéré du crédit pour créer une demande interne, le poids des 295 milliards de dettes privées (la Turquie n’a pas de dette avec le FMI), et à court terme, les répercussions de la récession en Europe et dans le Monde arabe qui assuraient aux industries turques la plus grande part des débouchés de sa production, les 9 à 10% d’inflation qui érodent le pouvoir d’achat et la demande interne, tout en attaquant la monnaie locale, le creusement des inégalités et enfin le clientélisme qui fait que les bénéfices de la croissance vont aux clans liés au… PKK.

Le destin de l’AKP scellera-t-il celui de la révolution allumée par Bouazizi et celles des autres pays : Yémen, Egypte, Libye ? La révolte turque prouve tous les jours que si l’invocation religieuse séduit par ses promesses tacites de justice, elle n’exonère personne des inégalités. C’est aussi en Turquie que se poursuit une histoire de Bouazizi.

Les ministres européens des Affaires étrangères ont décidé la levée de l’embargo sur les armes au profit de l’insurrection syrienne. Constatons, au passage, que pour Laurent Fabius cette décision doit permettre de rétablir un rapport de forces susceptible de contraindre à la négociation le président syrien, El Assad, celui qui « ne mérite pas de vivre » et dont la chute est imminente depuis deux ans. Pourquoi choisir la voie des armes et se défier de la voie politique offerte par Genève II qui doit, selon lui, aboutir au même résultat ? Son collègue anglais Hague confirme, de son côté, que les Anglais sauront trouver les voies appropriées pour faire parvenir les armes aux insurgés avant cette espèce d’absurdité de date butoir du 1er août. Au cas où Fabius serait mal compris, le porte-parole de son ministère souligne que cette date du 1er août n’oblige pas la France. Ashton perd toute autorité devant le traitement fait par ces deux ministres à sa déclaration que les armes ne peuvent être fournies avant le 1er août pour, selon les « sources proches », laisser une chance à Genève de se tenir. Retenons out de même sa justification de l’envoi des armes : « défendre les civils ». C’était le but aussi en Libye.

Entre Ashton, qui veut défendre les civils, et Fabius, qui veut changer le rapport des forces, et Hague, qui les ajoutent aux arguments de choc qui doivent faire obliger El Assad à partir, l’unité européenne risque de prendre des coups sérieux. Au lendemain de ces déclarations, qui semblent vouloir forcer le destin, la Belgique annonce son intention de rester en retrait, l’Allemagne confirme son opposition à l’envoi des armes et l’Autriche rassure sur le maintien de ses soldats au sein des forces de l’ONU chargées de superviser le cessez-le-feu sur le Golan. Car, précise le ministre autrichien, l’embargo est levé pour après le 1er août. Il n’y a aucune raison de croire que ce dernier ment et donc il existe plus que des désaccords entre pays européens. Il existe des divisions. Nous constatons qu’à l’entente franco-allemande qui a donné tonus et chair à une construction européenne enracinée dans les credo économiques et de travail s’est réellement substituée une connivence franco-britannique implantée dans les choix politiques et idéologiques d’un alignement sur les USA. Cette connivence a été officialisée dans un accord signé par les deux pays et préparé par Sarkozy pressé de donner des gages aux USA sur son alignement complet.

Cet accord militaire présageait d’un déplacement de la France du centre de gravité franco-allemand au cœur de l’Europe vers un axe aux frontières de l’Europe, voire à sa tangente. Sarkozy avait préparé et négocié ce déplacement par conviction : l’hyper puissance US était, à ses yeux, la source de tout pouvoir et de toute orientation. Ceux qui ont de la mémoire se souviennent du forcing pour séduire Bush juste après son élection. Ils peuvent aussi se souvenir de ces campagnes de basse propagande qui glorifiaient les USA et fustigeaient l’anti-américanisme « primaire » animées par les figures les plus marquantes et les plus marquées de la gauche « humanitaire » alliées, pour la circonstance, aux figures de la droite autour de la « défense des valeurs de démocratie et de liberté », dont les Français comprendront un jour qu’elles désignaient les « vertus du capitalisme » débridé. Cette même « gauche » du PS continue dans ce domaine comme dans d’autres dans la lancée de cet alignement pro-US qu’on à tort de confondre avec l’atlantisme, car il préfigure la prochaine étape de destruction de l’Europe par le grand accord de libre-échange entre l’UE et les USA. Les socialistes français continuent cette politique d’alignement qui est de fait une politique pour se désaxer de l’ancienne conception d’une Europe unie. C’est la course au titre de meilleur élève.

Le gouvernement français a joué à fond cette carte de l’alignement dont on peut dire sans exagérer qu’elle précédait les ordres. Le zèle a poussé si loin la France que ni Hollande ni Fabius ne peuvent reconnaître leur échec en Syrie sans le transformer en défaite. En forçant la main à l’Europe, les Français et les Anglais renforcent un axe Ouest européen aligné sur les USA ouvertement hostile à un axe Est européen pour qui la Russie est un partenaire vital. Rajoutez les fractures économiques et sociales Nord/Sud de l’Europe aggravées et dévoilées au grand jour par la crise. La guerre à la Syrie ne risque pas que d’embraser le Liban. Elle peut aussi ajouter aux fissures européennes. On sent arriver le moment que choisiront quelques pays européens pour dire à l’Etat français que l’Empire colonial est derrière eux.

La coalition de l’opposition extérieure de la Syrie réitère, à partir d’Istanbul, son exigence de réaliser, par Genève II, ce qu’elle n’a pu obtenir par l’insurrection. Elle croit avoir beaucoup concédé en acceptant que la conférence se réunisse pour consacrer le départ d’El Assad au lieu de se réunir après ce départ.

Moaz El Khatib, bon prince, propose même au président syrien de prendre une suite de cinq cents personnes et de quitter la Syrie, certainement par un de ces couloirs humanitaires dont rêvait la France de Sarkozy dans sa superbe, sans lui garantir d’immunité contre une éventuelle action devant la justice internationale. En clair, Moaz El Khatib met les pieds dans le plat et offre à un chef d’Etat laïc et plutôt moderne l’Aman moyenâgeux des traditions bédouines qui constituent le fond de sa « pensée politique », alors qu’il est censé porter, avec la caution française, un projet de république citoyenne moderne. Ne cherchez pas dans la presse meanstream française une quelconque interrogation sur ces curieux mariages – c’est le cas de le dire depuis Taubira – entre le boniment démocratique de Fabius et les fantasmes bédouins ressuscités dans la tête de chefs avouant leur inféodation à des Emirats et des royaumes moyenâgeux. La coalition a promptement refusé la largesse « royale » de Moaz El Khatib.

Elle risquait de faire croire aux miliciens et aux mercenaires un manque de fermeté et de détermination de la part de l’opposition « cinq étoiles », comme l’appellent dsormais les Syriens, en référence aux fastes de leur vie dans les grands hôtels. Les dirigeants de la coalition savent d’instinct et d’expérience que ces « révolutions », enveloppées dans le langage et dans les motivations religieuses, ne se reconnaissent que dans l’ultime et impossible identité de la politique à la religion. Par nature, les groupes islamistes, eux, fonctionnent au « plus radical » jusqu’à l’identité de l’acte humain à la prescription divine. Derrière la rodomontade, toute discussion doit porter sur les modalités du départ d’El Assad – et non sur la construction d’une autre Syrie, qui de toutes les façons est en train de naître –, se dessine implacable la réalité de la défaite.

Elle cherche à donner une impression de toute-puissance et de gains tangibles en demandant, en exigeant comme préalable – en implorant en réalité – que le pouvoir montre « la sincérité de ses intentions » par des « gestes simples » comme « cesser le feu » unilatéralement, se retirer de « certaines villes », etc. Nous pouvons comprendre cette prolongation du « délire de la victoire » chez des dirigeants syriens, dont la survie politique est désormais grevée par la réalisation du seul but politique formulé jusqu’à présent, si on considère qu’il s’agit d’un but politique : le départ d’El Assad. Plus ce but est contrarié, plus la politique, elle, refait surface et avec elle la question soigneusement refoulée : quelle Syrie veulent les Syriens ? Premier accroc, les quarante mille djihadistes étrangers dont a parlé Lakhdar Brahimi, soixante-quinze mille, selon d’autres sources, les huit cents djihadistes européens dont parle la presse européenne, sont-ils concernés par la question et qu’ont-ils à faire dans la conférence de Genève II et qu’ont-ils à en faire ?

La coalition ne peut espérer désarmer politiquement cette force étrangère qui fait l’essence de la « révolution syrienne » qu’en présentant à la masse considérable de miliciens syriens, qui s’agglomèrent autour d’eux, des victoires plus évidentes que celles d’El Nosra, et donc au minimum l’expulsion de l’armée syrienne des « certaines villes », c’est-à-dire Alep et Homs. Les sponsors de cette révolution –France, Angleterre, Qatar, Arabie saoudite, Israël en douce - hors les USA qui se sont rendus à la réalité – subissent cette logique jusqu’au bout : ils ne peuvent réclamer ni proclamer moins que les djihadistes : le départ d’El Assad. Et partant, gêner les USA qui ne pourront, qu’au prix de mille difficultés, entraîner leurs comparses à accepter la nouvelle réalité et réduire de l’ampleur de la défaite. Les Américains, eux, méditeront longtemps ce principe de précaution en politique : « On peut rattraper un retard, jamais une avance. » Ils auraient quand même besoin de fouiller dans les textes de Mao Tsé Toung pour se convaincre des bienfaits de l’autocritique même si, au fond, ils risquent de trouver à côté des vertus de cette méthode d’évaluation et d’espérance pour révolutionnaires cet axiome que dédaigne l’Hybris comme l’arrogance des puissants : « Nul rapport de force n’est immuable. »

Reste-t-il, en dehors des historiens et des mordus de géostratégie, quelque mémoire de la Conférence de Paris ouverte en 1968 et close en janvier 1973 par l’accord de paix des quatre protagonistes de la Guerre du Viêt Nam et qui sera suivi par l’écrasante victoire de la résistance vietnamienne deux ans plus tard, en 1975 ? Cinq ans de négociations auxquelles le FNL et Ho-chi-Minh accordèrent la plus grande importance pour établir et confirmer aux yeux du monde leur volonté de paix et leur réalité de victime d’une agression militaire américaine sauvage et injustifiée et issue d’un nouveau « incendie du Reichstag » : l’incident du Golfe du Tonkin.

Pour tous les jeunes anti-impérialistes et anticolonistes de l’époque, nous apprenions sur le vif, alors, que les négociations sont un moment de la guerre. La vraie guerre d’ailleurs commencera avec cette Conférence et ces négociations, et atteindra des sommets inégalés à nos jours avec les bombardements des B52 et la défoliation par l’agent Orange. Toutes les armes de la guerre furent intensivement utilisées, mais plus que toute autre a émergé l’arme de l’information et de l’image. Les USA défendaient au Vietnam le « Monde libre » contre le communisme, les images montraient les enfants vietnamiens nus fuyant le napalm. Le massacre de My Lai ouvrait la liste des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, dont nulle ONG ne songe à rouvrir le dossier. Au bout, les vietnamiens paieront de trois millions de morts leur indépendance et leur liberté. Négocier et se battre, se battre et négocier, l’Oncle Ho et les Vietnamiens nous apprenaient une application inédite de la dialectique : la négociation est une des formes de lutte. Et la lutte armée n’est qu’une forme avancée par le soutien que lui apportaient toutes les autres formes de luttes et d’abord cette forme de lutte de conquête du cœur de toute la population mondiale, y compris américaine, que constituaient les propositions vietnamiennes pour la paix.

Les accords de Madrid en 1991 suivis des accords d’Oslo en 1993 postulèrent au principe exactement contraire : les négociations sont antinomiques de la lutte. En acceptant le principe de la négociation, les dirigeants palestiniens renonçaient au principe de la lutte et le président de l’autorité palestinienne vient de le rappeler : il s’opposera à une troisième intifada. Car il ne s’agit pas d’opposition entre négociations et guerre sur le terrain, mais opposition entre négociation en toute forme de lutte. Beaucoup de sympathisants de la cause palestinienne se sont interrogés sur cette obstination des dirigeants palestiniens de renoncer même aux formes élémentaires de pression sur Israël, alors même qu’Israël continuait à leur appliquer toutes les formes de lutte et de chantage : de la « diète » du blocus au bombardement de l’aviation, en passant par les arrestations et la répression permanente. La réalité est que les accords d’Oslo reflètent la solution américaine qui sera développée plus tard sous le vocable de « guerre juste » qu’utilise l’impérialisme humanitaire pour justifier les guerres faites à la Serbie, à l’Irak, à L’Afghanistan, à la Libye et à la Syrie en attendant l’Iran et l’Algérie. Toutes les violences d’Israël relèvent de l’autodéfense, toutes les résistances palestiniennes ressortent du terrorisme et de l’antisémitisme.

Le retour du monde bipolaire ranimera-t-il l’idée de dialectique des luttes ? Les derniers combats, notamment à Qossaïr montrent l’entrée en masse des comités populaires dans la lutte de résistance sans que nous sachions si cette entrée a des effets sur le plan de la direction générale du combat ? Les déclarations de Cameron, de Hague, d’Erdogan, de Netanyahou et hier encore de Kerry montrent qu’ils imposent cette conception « américaine » à travers « Genève II » : l’état national syrien serait sommé de choisir entre la guerre et la négociation et s’il refuse la négociation, alors il légitimerait la guerre que lui feraient les voisins. Par deux fois, au moment de l’équipe arabe puis l’équipe onusienne d’observateurs, l’armée syrienne a abandonné le terrain aux insurgés qui en ont profité pour se renforcer par l’apport d’armes et de djihadistes via la Turquie et le Liban essentiellement. Cette époque est finie. Kadri Jamil, vice-Premier ministre et dirigeant du Front populaire pour le changement démocratique l’a exprimé le plus clairement du monde : « Les négociations ne sont pas le fond de la lutte, mais la lutte dans de nouvelles conditions ». Kadri Jamil n’a rien perdu de sa dialectique.

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