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Mercredi 30 avril 2014
Par Servan Peca
L’explosion du bilan des banques centrales avait fait craindre, à tort, une surchauffe générale. Tant que l’argent ne circule pas, le risque est insignifiant. Aujourd’hui, ce sont les monnaies qui donnent le rythme
C’est à en faire replonger certains dans leurs premiers manuels d’économie. Pourquoi, malgré l’explosion du bilan des banques centrales dans les pays développés, l’inflation y reste-t-elle aussi insignifiante ? Après la crise financière de 2008, lorsque, pour soutenir la relance, les planches à billets ont commencé à tourner à plein régime, nombreux sont ceux qui prédisaient pourtant une inflation galopante et destructrice de richesse. Comme dans les années 1970.
Cinq ans plus tard, en Suisse, où la Banque nationale suisse (BNS) a émis 290 milliards de nouveaux francs, l’indice des prix à la consommation a passé l’essentiel de ces deux dernières années en territoire négatif. En Europe, alors que la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) se fait de plus en plus accommodante, et qu’elle pourrait l’être davantage encore – jeudi dernier, son président, Mario Draghi, a évoqué un éventuel « large programme de rachats d’actifs » – c’est plutôt le spectre déflationniste qui plane actuellement au-dessus de la zone euro. Tandis qu’aux Etats-Unis, la Réserve fédérale (Fed) imprime chaque mois des dizaines de milliards de dollars pour racheter des actifs obligataires. Résultat ? L’inflation y reste cantonnée entre 1 et 1,5%.
Les planches à billets sont-elles devenues stériles ? « C’est justement parce que les banques centrales n’émettent pas véritablement de nouveaux billets que leur politique n’a aucun effet sur l’inflation, tranche Fabrizio Quirighetti, responsable des investissements et chef économiste de la banque Syz & Co. Aux Etats-Unis, par exemple, lorsque la Fed demande aux banques commerciales de lui acheter des bons du Trésor, elle crédite leurs comptes. » Et donc ? « Cet argent dort. Il ne devient vraiment de la nouvelle monnaie que lorsqu’il en est extrait, sous forme de crédit notamment. »
Crédit. Le mot est lâché. En zone euro, voilà des mois, voire des années, que le mal est identifié : les octrois de crédits sont insuffisants. La BCE a bien fait quelques tentatives pour inciter les banques à mieux faire circuler l’argent dans l’économie réelle, en vain. Mardi, l’institution a d’ailleurs indiqué que les prêts au secteur privé avaient encore reculé de 2,2% entre mars 2013 et mars 2014.
Dans une étude publiée au début du mois, neuf économistes de Credit Suisse ont planché sur cette question. Vingt-cinq pages durant, ils expliquent comment et pourquoi, dans un monde (développé) inondé de liquidités, l’inflation ne décolle pas. Eux décrivent ainsi le phénomène : « L’argent imprimé par la banque centrale (les billets, les pièces et les avoirs en compte des banques commerciales auprès de la banque centrale) ne correspond pas à l’argent dont disposent potentiellement les ménages et les entreprises pour leurs dépenses (espèces, dépôts, fonds d’épargne). Depuis la crise financière, le rapport entre la monnaie centrale et les autres agrégats [résultant de la vitesse de circulation de la monnaie, ndlr] a fondamentalement changé. Le multiplicateur de la monnaie de la banque centrale a fortement chuté ». En Suisse, par exemple, l’effet multiplicateur du crédit est passé d’environ 12 fois (en 2006) à un peu plus de 2 fois, en 2014.
Mais il n’y a pas que la thésaurisation qui est en cause. En plus des effets structurels de long terme – le vieillissement démographique qui pèse sur la demande, la concurrence grandissante des producteurs des pays à bas coût sur ceux des pays développés –, d’autres facteurs freinent les pressions inflationnistes. Eux sont conjoncturels.
Dans le cycle actuel, la demande est insuffisante. Les capacités de production sont bien inférieures aux niveaux susceptibles de provoquer une surchauffe. De fait, la concurrence sur le marché de l’emploi est quasi inexistante, note Credit Suisse : « Les taux de chômage des pays industrialisés se situent encore largement au-dessus de la valeur limite à laquelle les pressions salariales commencent à se faire sentir. » En d’autres termes, les entreprises ne manquent pas de main-d’œuvre et n’ont pas besoin de surenchérir pour embaucher selon leurs besoins. C’est un peu moins le cas aux Etats-Unis, pour lesquels les « scénarios d’inflation sont plus élevés, du fait que les écarts de production sont moins importants », écrit l’équipe dirigée par Olivier Adler, chef de la recherche économique de la grande banque.
En fait, aujourd’hui, c’est la valeur des monnaies qui apparaît comme le plus grand facteur d’influence. Même les plus sceptiques sont contraints de l’admettre. « Après l’avoir longtemps nié, la Banque centrale européenne concède enfin que le taux de change est une variable d’importance », reprend Fabrizio Quirighetti. Au fur et à mesure de ses interventions verbales, Mario Draghi est de plus en plus clair : il est décidé à agir contre un euro fort qui, via les prix des biens importés en Europe, rapproche la zone euro d’une déflation qu’il faut éviter à tout prix.
La zone euro est la victime mécanique du phénomène des vases communicants. Souhaitées ou non, les dévaluations monétaires en Suisse, aux Etats-Unis, en Asie et dans bien d’autres régions émergentes se reportent sur l’euro.
Le Japon est l’exemple inverse, Les interventions musclées de la banque centrale pour faire baisser le yen – les « Abenomics » – ont poussé l’inflation à son plus haut niveau depuis 22 ans. De même, au Brésil ou en Inde, la forte baisse des monnaies nationales pousse, elle aussi, l’inflation vers le haut.
En Suisse également, le poids du franc décide de l’inflation. Son envolée de 2010-2011 l’a d’abord fait chuter. Et désormais, les analystes de Credit Suisse attribuent la quasi-stagnation des prix, en dépit d’une économie intérieure robuste, au rattachement du franc à l’euro. Et donc à « l’importation de l’inflation basse de la zone euro ».