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Air France - Du droit de grève dans les économies de l’Empire

lundi 29 septembre 2014, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 26 septembre 2014).

DU DROIT DE GRÈVE DANS LES ÉCONOMIES DE L’EMPIRE (1)

  • Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix.
  • Le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent.
  • Tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises.

Articles 6 à 8 du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946

C’est Thomas d’Aquin, on le sait, qui théorise le premier la notion de « guerre juste ». Il y pose trois conditions nécessaires et suffisantes :

  • 1. L’auctoritas principis : la guerre ne peut relever que de la puissance publique sinon elle est un crime. L’auctoritas principis s’oppose à la décision individuelle appelée persona privata.
  • 2. La causa justa : la cause juste : l’agression et la convoitise ne peuvent commander une guerre juste. Le jus ad bellum (droit d’entrée en guerre) est légitime quand il s’agit de se défendre contre une offensive. C’est cette dernière notion qui donne le plus lieu à interprétation.
  • 3. L’intentio recta : l’intention ne doit pas être entachée de causes cachées mais uniquement dans le but de faire triompher le bien commun.

Bien. Peut-on alors transposer cette éthique d’abord chrétienne (que cela plaise ou non) dans le domaine très controversé du droit de grève ? Peut-il y avoir des « grèves justes » ?

  • 1. La grève ne peut relever que d’un syndicat collectif qui « me » représente.
  • 2. Une délocalisation d’emplois (très qualifiés) vers Transavia Europe déséquilibrera la caisse de retraite des personnels navigants (autonome et commune avec les Personnels navigants commerciaux ou PNC (appellation « technique » des hôtesses et stewards)), ralentira un peu plus les carrières des jeunes pilotes (passage commandant de bord sur moyen-courrier – seule promotion véritable dans ce métier) et prolongera un peu plus la période de non embauche de jeunes (qui dure déjà depuis de longues années).
  • 3. L’intention de cette grève est bien la solidarité entre générations (après tout, moi, je ne ferai plus jamais de moyen-courrier, ma « carrière » est déjà derrière moi), et la protection d’emplois en France, à l’heure où tous les spécialistes annoncent une croissance du transport aérien mondial de 5 % par an pour les 30 années à venir. On sait que tous les poids-lourds du CAC 40 vont chercher leurs profits à l’étranger… non sans démanteler de nombreuses installations industrielles sur le sol de France (voir l’« affaire » des raffineries de Total…) Air France bénéficie naturellement de cet atout, sans pour autant avoir « besoin » d’embaucher des personnels navigants à l’étranger. Quid des rentrées fiscales en France ? Et les cotisations sociales ?

Étant à la fois juge et parti, ce n’est pas à moi de répondre quant à la « justesse » de la grève qui oppose depuis maintenant dix jours l’ensemble des pilotes de ligne d’Air France à leur Direction générale ; néanmoins qu’on me permette de disputer cette question. Pas question d’être les « juifs » des salariés sous prétexte de nos niveaux de salaires ! Cet argument est par trop facile et démagogique, pour ne pas dire populiste – « Vous ! les nantis !… » – Tel est le reproche (habituel) que j’ai entendu hier, 23 septembre 2014, de la part des reporters de France 2 qui m’ont apostrophé lors du rassemblement des pilotes (et aussi d’assez nombreux PNC) d’Air France près de l’Assemblée nationale, auquel je participais.

Essayons maintenant de poser les premières pierres d’une réflexion sur l’état des rapports de force entre le Travail et le Capital dans nos économies hyper-libérales et sur-numérisées. Une étude de 2007 de l’Institut Supérieur du Travail montre que, hors fonction publique, c’est-à-dire dans le privé, le nombre de journées individuelles de grève a été environ divisé par 8 en moyenne sur 30 ans, passant d’un pic de 5 000 journées en 1976 à environ 500 en 2007. Dans la fonction publique il n’y a pas de statistiques avant 1982… On sait que les crispations aujourd’hui n’ont quasiment plus lieu que dans les transports et la fonction publique, c’est-à-dire là où ça gêne le pouvoir (et les usagers)… Devenus « boucs-émissaires », « nous » avons chaque fois l’impression de puer quand nous lisons la grande presse… C’est qu’un bouc… ça pue énormément !… C’est comme si dans les PME il n’existait plus, ce droit inaliénable. Demandez donc à un graphiste ou un webmaster s’il « peut » faire grève ? Pendant ce temps-là on sait que les écarts de richesse entre les plus riches et les plus pauvres, dans ces économies, se sont creusés, après avoir décru continument après les révolutions européennes et les « acquis » (suite à des luttes, n’idéalisons pas) du Front populaire ou encore des Trente glorieuses. Le plus honnête dans cette affaire est encore le milliardaire américain Warren Buffet, qui a dit que dans l’éternelle lutte entre le Travail et le Capital, eh bien les riches (c’est-à-dire les propriétaires du Capital, pas les salariés, qu’on ne se trompe pas !) avaient gagné une grande bataille à l’aube du XXIe siècle : « Tout va très bien pour les riches dans ce pays [i.e. les États-Unis], nous n’avons jamais été aussi prospères. C’est une guerre de classes, et c’est ma classe qui est en train de gagner. » Pour le seul cas de la France (qui est un pays modéré dans ce domaine…) une étude de François Ruffin, parue dans Le Monde diplomatique en janvier 2008, montre qu’« en vingt ans, la part des salaires dans le produit intérieur brut français a baissé de 9,3 %, ce qui correspond à plus de 100 milliards d’euros en partie transférés vers le capital ». Voici donc le point aveugle de nos sociétés ultra-libérales : le pouvoir des propriétaires de la société — voir les analyses de Guy Debord pour comprendre qui sont ces nouveaux propriétaires – en résumé ce sont ceux qui décident (de tout) — est tel qu’il ne se laisse plus gêner par aucun scrupule : s’il le pouvait il interdirait carrément le droit de grève, immédiatement ! Des signes, comme autant de prémices des temps à venir ? Dans les transports justement, la fameuse « loi Diard », qui oblige les grévistes à prévenir 48 heures à l’avance de leur intention de faire grève (pourtant faire la grève me paraît plutôt être un « acte », pas une « intention »… passons…), permet ainsi aux entreprises en question d’organiser leurs activités avec des « jaunes » ou des cadres qui, s’ils font grève, sont immédiatement « remerciés »… Tout cela jusqu’à un certain point bien sûr, puisque quand les grèves se prolongent, ces actifs « doivent » s’aller reposer… Cette loi insidieuse favoriserait-elle l’allongement des durées des grèves dans les transports ? C’est à voir… Plus profondément, il apparaît que nos sociétés ne supportent plus du tout de négatif (ou Mal) : on cache, on isole les morts, les trop malades, les trop vieux, les handicapés ; on voudrait interdire les corridas (art pourtant millénaire – voir l’excellent artpress2 spécial « corrida » paru au printemps 2014) ; on interdit quasiment la prostitution (en tout cas on la sort des rues – tout du moins on essaie…) ; on ne veut plus de « négatif » en photographie ou en cinématographe (voir mon ouvrage cité infra) ; on voudra bientôt interdire l’imprimerie sous prétexte que ça économiserait des forêts… Qui le peut croire ? Non ! trois fois non ! En vérité l’économie s’est engouffrée comme un poisson dans l’eau du grand bain numérique mondial : moins de frais d’impression, de transport, de manutention, d’entreposage etc. Moins d’« emmerdements » ! (Mais aussi toujours moins de travail… Certains économistes disent qu’en vérité on ne devrait plus que travailler que 15 heures par semaine, compte tenu des améliorations de la productivité…) Le monde matériel n’est plus considéré que comme du « passif » ; quand les actifs (c’est-à-dire l’argent, virtualisé presque totalement), eux, « travaillent » et rapportent toujours plus d’argent (virtuel lui aussi), comme en pilotage automatique dans le grand bain numérique mondialisé. « Les colonnes chiffrées se meuvent indéfiniment, même l’air on en fait commerce. On fait des bénéfices sur les immeubles qui s’écroulent, de l’argent sur de la viande avariée », écris-je dans un ouvrage encore inédit, (L)ivre de papier, qui semble être un épouvantail aux yeux des premiers éditeurs qui l’ont regardé… Oui il y a régulièrement des ratés (chocs boursiers), mais le mouvement est lancé : une suite de crises pour « se faire peur »… et faire peur. Quelqu’un comme Cédric Biagini, fondateur des précieuses éditions L’Échappée, a très bien vu tout cela, et le dit très bien dans un pamphlet titré L’Emprise numérique (comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies) : « Multinationales du high-tech, start-ups ou hacktivistes, tous prétendent construire un monde sans conflit dans lequel les humains communieraient ensemble grâce à leurs machines magiques, affranchis de toutes contraintes et limites (temporelles, spatiales, relationnelles, corporelles), dans une société fondée sur la fluidité et l’instantanéité des échanges, organisée sur le modèle du réseau informatique : une forme de marché idéal. L’utopie libérale se réalise grâce à la révolution numérique en cours. » En vérité les nouvelles technologies donnent l’illusion de la toute-puissance aux propriétaires de la société : transparence, accès immédiat à une infinité de données, démultiplication des contacts et des échanges, leur accélération, etc. Ainsi les « gogos » de la révolution numérique en sont tout « babas » : « Cette intention de révolution numérique n’est finalement qu’une intention en vérité en vérité il s’agit de sur-place sous les intentions. » Une restauration !… C’est qu’il y a une profonde contradiction entre l’idéalisme romantique d’une libération totale de la « créativité » de l’individu dans un monde « numérique » sans contraintes et la logique économique des temps « nouveaux ». L’un des deux ou trois meilleurs écrivains de sa génération, Philippe Sollers, le dit ainsi en 2014 : « Jamais je n’ai connu une époque aussi réactionnaire que celle d’aujourd’hui… » La nôtre… C’est que partout dans les démocraties occidentales les acquis sociaux commencent à reculer : assurance maladie, indemnisation du chômage etc. Il se sent plus, le Capital… Plus aucun complexe ! Pour ma part, je dois déplorer la perte de trois jours de congés annuels par rapport à mon entrée dans l’ancienne compagnie nationale, il y a 23 ans… Un mouvement jamais vu auparavant ! Un symptôme… En 2001, le penseur italien Toni Negri écrivait : « Le marché mondial s’unifie politiquement autour de ce qui, depuis toujours, passe pour des signes de souveraineté : les pouvoirs militaire, monétaire, communicationnel, culturel et linguistique (2). » Il y a maintenant trois ans, la Direction d’Air France, de concert avec le gouvernement d’alors – contournant ainsi la fameuse loi « Toubon » pour la francophonie au travail, à l’aide d’une « exception » (non culturelle) –, décidait d’imposer l’anglais comme langue de travail pour la partie technique du métier de pilote de ligne (manuels de vol, annonces techniques, procédures) dans l’ancienne compagnie nationale. Un autre symptôme ? (On sait seulement maintenant qu’elle aimerait bien embaucher des pilotes étrangers en contrats locaux via Transavia Europe…) Toutes les études de spécialistes ont prouvé qu’en cas d’urgence ou de stress intense, tous les opérateurs de systèmes complexes reviennent à leur langue maternelle…

Mais revenons à nos « moutons », c’est-à-dire à « l’intolérable » droit de grève – cet anachronisme – des salariés des transports… « Grève corporatiste » : l’accusation habituelle n’a pas manqué de fuser… une fois de plus… Bon ! Mais toute grève, à part dans les grands mouvements œcuméniques comme le Front populaire ou mai 68 (et encore… les ingénieurs ont-ils fait grève en ces occasions ? Et les professions intellectuelles ? Ne me faites pas rire…), n’est-elle pas corporatiste par essence même ? Comment, moi, irais-je défendre les professeurs des écoles qui font grève contre le réaménagement des rythmes scolaires ? J’ai beau être d’accord avec eux sur le fond, sur la forme ce sont eux qui vont arrêter le travail – faire grève – pour peser sur le pouvoir. Une grève doit s’incarner (encore une idée chrétienne ? comme l’idée de « guerre juste » ?…) dans un corps social particulier… une corporation ! Toute autre considération n’est qu’occultisme !… Théosophisme !… Sophisme ? L’un de nos derniers grands philosophes, Gilles Deleuze, a écrit dans l’un de ses nombreux chefs-d’œuvre de pensée, L’Image-Mouvement, que chez les gens de l’eau (travaillant donc sur bateaux, péniches, écluses, phares, etc. – tous travailleurs de la mer !) il avait existé une solidarité des hommes par-delà toute contingence économique… Il est certain que cette solidarité des hommes existe encore (un peu) chez les gens de l’air (pour preuve, hier, à la « manifestation » des pilotes d’Air France, il y avait de nombreux PNC, en civil ou en uniforme – ça, le journal télévisé de 20 heures de France 2 ne l’a pas dit ni montré, se contentant de mettre l’accent sur quelques échauffourées mineures (dans le nombre et dans le temps) entre du personnel sol (de l’agence Air France des Invalides, proche) excédé d’avoir eu à gérer des passagers mécontents depuis plus de huit jours (je les comprends) et la délégation de personnel navigant – ce sera à mettre au « passif » du « journalisme de trottoir » : désinformation, exagération, focalisation sur le « sensationnel » – On ne saurait ici que trop donner raison au théoricien et fondateur des mythiques Cahiers du cinéma, André Bazin : en matière de documentaire = montage interdit ! (sous peine de manipulation, CQFD)) ; est-ce cela qui fâche, qui rend jaloux ? Anachronisme dans un monde hyper individualiste ? Sûrement…

À l’heure où je termine d’écrire cette tribune, deux syndicats représentatifs PNC appellent à la grève pour trois jours reconductibles à compter du 28 septembre… Mêmes raisons…

Le 24 septembre 2014.

Guillaume BASQUIN est commandant de bord à Air France sur Airbus A340 et écrivain, dernier ouvrage paru : Fondu au noir (le film à l’heure de sa reproduction numérisée), éditions Paris Expérimental, 2013.

Notes :

1. Pour une définition de cet Empire postmoderne avec un « E » capital on se reportera à l’ouvrage capital au titre éponyme publié par Toni Negri et Michael Hardt aux éditions Exils en 2000. Une présentation de cet essai par Negri lui-même avait paru dans Le Monde diplomatique en janvier 2001, sous le titre « L’“Empire”, stade suprême de l’impérialisme ».

2. Le Monde diplomatique, art. cit.

1 Message

  • Très beau travail de mise en page ! Merci beaucoup… Hasta la victoria siempre… Vous aurez remarquez que TOUTE la presse dit n’importe quoi ce jour… Ils m’obligent à dévoiler un autre extrait du livre le plus radical de notre temps (pari ?) : " Le journaliste lui reste toujours dans le cloaque primordial à tailler des tartines fort peu digestes il sait et ignore tout il a le don de rendre bête ce qui est intelligent méchant ce qui est bête grotesque ce qui est méchant ."

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