Chez HSBC, 98% des clients français n’étaient pas déclarés
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swissleaks lundi 09 février 2015
Sylvain Besson
Les banquiers de HSBC savaient que leurs clients ne payaient pas leurs impôts. Ils les y aidaient de mille manières. Le mythe selon lequel les banques suisses ignoraient tout de l’évasion fiscale vole en éclats
La scène fait penser à une cérémonie religieuse, un culte étrange rendu aux dieux de la discrétion fiscale. Le 27 septembre 2005 à 15 h, cinq banquiers et fiduciaires se réunissent chez Arbitrium AG, dans une rue sans charme du centre de Zurich. Ils accompagnent leur client, l’une des plus grandes fortunes d’Israël, qui vient ouvrir un coffre-fort dans lequel gît un précieux secret.
« C’est assez compliqué : le trust a été créé pour posséder un compte chez nous afin de détenir un coffre, et dans ce coffre se trouvent des documents très importants (actions au porteur) appartenant à M. D. L.* d’Israël », note dans son rapport le banquier S.*, de HSBC. L’action au porteur, anonyme, permet de dissimuler l’identité de son détenteur.
« Ces actions sont gardées dans le coffre pour des raisons fiscales, ajoute le banquier. Le but du trust est de garantir qu’il n’y a pas d’accès non autorisé au coffre. » Celui-ci ne peut être ouvert qu’avec le consentement de quatre personnes. La fiduciaire Präsidial Anstalt, au Liechtenstein, doit aussi être informée, pour savoir quand et par qui le coffre a été ouvert.
Depuis des années, l’univers secret qui protégeait des clients tels que L. est malmené. Il se trouve aujourd’hui exposé de façon inédite avec la publication des fichiers soustraits à HSBC par l’informaticien Hervé Falciani en 2006-2008. Le Temps et ses partenaires médias en Suisse (L’Hebdo, Le Matin Dimanche/SonntagsZeitung et le Tages-Anzeiger) ont pu consulter ces documents, obtenus par Le Monde et le consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ).
Dans ces fichiers se trouvent les comptes rendus détaillés d’entretiens entre les banquiers de HSBC et leurs clients. Datés de 2005 à 2007, ils donnent une vision nouvelle, presque intime, du secret bancaire, tel qu’il était pratiqué par une grande banque suisse au temps de sa splendeur.
Ils mettent aussi fin au mythe selon lequel les banquiers suisses ne savaient rien, ou presque, du statut fiscal des comptes qu’ils géraient.
Ce mythe a perduré. II reste, peu ou prou, la ligne officielle des banques. « Jusque très récemment, on ne parlait pas d’argent non déclaré avec nos clients », affirme ainsi une personne qui a travaillé pour HSBC jusqu’en 2010. « Les banques ne sont pas responsables de la conformité fiscale de leurs clients », déclare l’Association suisse des banquiers.
En 2008, le chef de la banque privée chez HSBC, Chris Meares, s’est montré plus catégorique : « Nous interdisons à nos banquiers d’encourager ou d’être impliqués dans l’évasion fiscale », déclarait-il à des parlementaires britanniques.
En réalité, comme le montrent les fiches, l’argent non déclaré a toujours été au cœur des discussions entre les banques et leurs clients. Et chez HSBC, tout a été fait pour que les fonds soustraits au fisc le restent. A la demande des clients, mais aussi à l’initiative des banquiers eux-mêmes.
Cet activisme vaut aujourd’hui de sérieux ennuis judiciaires à la banque. En France et en Belgique, elle est poursuivie, entre autres, pour « fraude fiscale grave et organisée », « démarchage bancaire et financier illicite » et « blanchiment aggravé de fraude fiscale ».
Pourtant, l’argent non déclaré était depuis longtemps identifié comme un problème chez HSBC. C’est ce que montre une fiche datée de mai 2005, qui détaille la succession d’un client australien d’origine chinoise. Sa fille vit à Londres et se retrouve propriétaire d’un compte qui a contenu, en 2006-2007, près de 900 000 dollars. « A ma connaissance, ce compte […] n’est pas déclaré en Australie et j’ai examiné avec A.* [la cliente] les différents problèmes qui pourraient se poser si elle décide de déclarer, ou ne pas déclarer ce compte aux autorités fiscales britanniques », écrit son banquier.
Plus tard, en décembre de la même année, il note encore : « Il y a toutefois « des problèmes » dans le fait d’ouvrir un compte joint pour Peter* et sa fille au sens où le compte […] n’est « pas déclaré », un fait avec lequel A. n’est pas entièrement à l’aise. » On la comprend : à cette époque, l’héritière était elle-même l’employée chargée de la conformité légale (compliance) dans une banque londonienne.
Les gestionnaires de HSBC, eux, essayaient plutôt d’atténuer le malaise de leurs clients, ce que montre bien un rapport de visite du 8 novembre 2005. Le décor : un élégant manoir de brique du XVIIIe siècle, au nord de l’Angleterre. Un magnat des supermarchés et ses enfants reçoivent leur banquier pour parler de leurs comptes genevois.
Si la rencontre se tient dans le domaine familial, c’est que l’un des fils n’était « pas trop heureux de voyager à travers l’Angleterre avec des documents d’ouverture de compte », note le banquier. Qui précise : « Le trait distinctif du compte 23258, parmi les comptes de la famille H*, est qu’il n’est « pas déclaré ». »
La famille prévoit de le vider peu à peu grâce à une carte de crédit permettant de faire des retraits hors du Royaume-Uni. Cette idée a été soufflée par leur gestionnaire chez HSBC. « Etant donné qu’il y a encore 280 000 livres sur le compte 23258 HE, la famille H a encore du chemin à faire pour atteindre cet objectif ! », note le banquier avec bonne humeur.
La famille s’inquiète du fait que l’avocat genevois qui administre leur trust, Me X.*, puisse voir les débits effectués sur ce compte dont il est censé ignorer l’existence. « Cette situation semblait initialement inquiéter mes hôtes, mais elle a cédé la place à une attitude plus décontractée, grâce au sentiment que les avocats genevois sont discrets, impression que je n’ai rien fait pour décourager », écrit le banquier.
Dès 2005, HSBC commence à avoir une idée précise de la proportion de clients non déclarés qu’elle abrite. Cette année-là entre en vigueur un impôt européen sur l’épargne, dit ESD (pour European savings directive). Il instaure une retenue à la source de 15%, puis 35%, sur les revenus des comptes ouverts hors du pays de résidence du contribuable, y compris en Suisse. Ne peuvent y échapper que les clients qui acceptent que leur nom soit transmis à leur pays d’origine.
A contrario, ceux qui choisissent de subir cette retenue, appelée « prix du péché », cachent par définition leurs avoirs au fisc. En 2006, HSBC sait ainsi que 98% de ses clients français ne sont pas déclarés. Ce chiffre spectaculaire a été donné par David Garrido, directeur des affaires juridiques de la banque, lors d’une comparution comme témoin devant la justice française, le 18 novembre 2014.
Pour l’Union européenne, la retenue ESD est une solution transitoire qui doit aboutir, à terme, à la fin du secret bancaire dans toute l’Europe. Mais les banquiers suisses tirent la conclusion inverse : maintenant que l’impôt européen est là, le secret bancaire va pouvoir durer. Et lorsque les clients s’inquiètent, leurs gestionnaires chez HSBC les rassurent. Un promoteur immobilier de Guernesey « a l’impression que le secret bancaire est en train d’être levé et sa famille essaie donc de retirer ses avoirs, écrit son banquier. Je l’ai informé que ce n’est pas le cas, et qu’ils n’ont aucun besoin de réduire leur compte si rapidement. »
La directive européenne comporte une énorme lacune : elle ne s’applique qu’aux personnes physiques. Il suffit de mettre son compte au nom d’une société offshore pour y échapper. HSBC s’engouffre dans la brèche et explique systématiquement à ses clients comment ils peuvent éviter l’impôt.
Un diamantaire belge se fait ainsi « rappeler pour la x-ième fois » l’entrée en vigueur de l’ESD. « Client pose une quantité de question sur les stés offshore, écrit son banquier en juin 2005. Par chance S.* [juriste de HSBC] est libre et donne toutes les explications plus pointues. Client va réfléchire et comparé [sic] ; va probablement s’orienter vers une simple panaméenne […] »
Selon un avocat qui connaît la banque, HSBC avait massivement investi dès les années 1990 pour développer le conseil fiscal en interne. « Ils ont engagé des fiscalistes pour les rattacher au private banking, rappelle-t-il. En venant à la banque, ils doublaient ou triplaient leurs salaires. Ils atteignaient 400 000, 500 000 francs par an. »
La mise en place des structures offshore était alors désignée par le terme d’« ingénierie financière ». Un travail de soutien technique, « inintéressant » à en croire l’avocat précité : « On vous appelle, on vous amène dans un salon devant le gestionnaire et son client, et il faut cracher un avis séance tenante pour l’aider à évader de l’impôt. A l’époque, c’était ça. Aujourd’hui, on expliquerait comment être conforme du point de vue fiscal de la façon la plus intelligente. »
En 2005, les banques suisses n’imaginaient pas que leurs conseils visant à éviter l’ESD intéresseraient un jour la justice. C’est pourtant le cas aujourd’hui. En France et en Belgique, HSBC doit s’expliquer devant les juges sur la « mise en place de sociétés offshore et le contournement de la directive européenne sur l’épargne ».
Interrogé le 11 septembre 2014 par la justice française, le directeur des affaires juridiques de HSBC a affirmé que « le conseil fiscal n’était pas un service offert par la banque ». Celle-ci aurait simplement « dit la vérité » au client sur les différentes possibilités d’échapper à l’ESD, « dans une optique d’optimalisation fiscale ».
« L’approche qui était celle de l’industrie à l’époque était de considérer que l’utilisation par le client de la société [offshore] était de sa seule responsabilité, a ajouté David Garrido. Même si la réalité juridique n’a pas changé, aujourd’hui, une banque diligente aurait une approche différente, la nôtre le fait. »
Rétrospectivement, la mise en place de l’impôt européen, en 2005, apparaît comme un signe annonciateur de l’effondrement du secret bancaire. C’est à ce moment-là que le processus de régularisation fiscale aurait dû commencer, estime une ancienne banquière qui travaillait pour un concurrent de HSBC.
« Avant 2005 déjà, je disais aux gens : « Il faut se préparer, un jour ce ne sera plus possible [de rester non déclaré]. » Les clients me répondaient : « Pourquoi est-ce que je le ferais ? Les autres banques me disent que je ne risque rien. » Dans ce métier, si vous êtes trop avant-gardiste, vous risquez de perdre vos clients, et vos clients, c’est votre survie », soupire cette ancienne gestionnaire, qui ne souhaite pas que son nom soit publié.
Aujourd’hui, HSBC a entrepris un nettoyage drastique de sa clientèle étrangère. Ceux qui refusent de se déclarer au fisc voient leur compte fermé, leurs avoirs liquidés. La banque leur propose de verser l’argent dans leur pays – mais sur un compte à leur nom, sans société offshore. S’ils refusent ce procédé, leurs fonds sont bloqués.
Pour les récupérer, la banque leur a prodigué informellement un dernier conseil : déposer plainte contre elle en Suisse, afin qu’un juge ordonne, un jour peut-être, de leur rendre leur argent. Les anciens gardiens de la discrétion fiscale n’en sont décidément plus à un sacrilège près.
* Noms connus de la rédaction.