VIVE LA RÉVOLUTION
Accueil du site > Comment publier un article > États-Unis - Une nation née dans la brutalité

États-Unis - Une nation née dans la brutalité

mardi 24 avril 2018, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 24 avril 2018).

Une nation née dans la brutalité

https://www.monde-diplomatique.fr/1973/01/CLEAVER/31290

Janvier 1973, pages 13 et 14

Eldridge Cleaver

La brutalité répressive de l’Etat convertit à la violence des opposants pacifiques

Convaincu qu’il serait assassiné s’il rentrait dans son pays, Eldridge Cleaver vit depuis plusieurs années en exil. L’auteur d’« Un noir à l’ombre » brosse ici un portrait extrêmement violent des Etats-Unis. Mais, pas plus que le racisme des autres ne saurait constituer un alibi au racisme de chacun, la violence qui marque la société américaine ne saurait faire oublier celle qui traverse l’histoire des autres peuples.

À New-York, une bande de jeunes dans le Bronx : les « Savage Skulls »
La justification ultime de deux siècles d’histoire

Toute violence est guerrière par nature. Il peut s’agir de l’agression armée d’un pays contre un autre, de heurts violents entre la police et les participants à une manifestation à caractère social ou politique, de bagarres entre bandes de jeunes, du meurtre d’une personne mariée par son conjoint, de malfaiteurs abattus ou de l’exécution d’un individu que l’Etat a condamné à mort, d’employés ou de bureaucrates qui se font tuer lors de l’attaque d’une banque, d’un Policier tué au coin d’une rue, de gardiens qui trouvent la mort au cours d’une révolte de détenus. Le dénominateur commun est qu’à chaque fois il est fait usage de la force, et cela en vue d’une certaine fin : conserver quelque chose que l’on détient, obtenir quelque chose que l’on convoite, forcer quelqu’un à faire quelque chose ou empêcher quelqu’un de faire quelque chose. L’usage de la force sert également à rendre la monnaie de la pièce, à châtier.

Si l’on définit la guerre comme étant la continuation de la politique par d’autres moyens, si la guerre est la politique avec effusion de sang et si la politique est la guerre sans effusion de sang, la question cruciale est de savoir ce qui est politique. A quoi je m’empresse de répondre que tout est politique. D’autre part, chaque fois qu’il est fait usage de la force, il faut se demander qui a tort et qui a raison. Cette question, nous devons d’abord nous la poser en tant qu’êtres humains doués d’un certain sens moral, à moins de souscrire à la loi de la jungle, et nous ne pouvons prononcer qu’un jugement moral en face de tout acte de violence. Autrement, il ne reste qu’à refuser de le voir, ou à mentir.

Bien entendu, nous choisissons de mentir afin de masquer notre comportement et de déguiser nos véritables motivations, ce qui nous permet d’échapper aux jugements moraux que pourraient susciter nos actions violentes. Car si nous condamnons moralement nos actions, nous n’avons plus qu’à en interrompre le cours. Cela s’applique aussi bien aux nations qu’aux individus. Or, s’il se trouve parfois des individus pour plaider coupable, je ne me souviens pas avoir jamais entendu un homme politique, une nation, se reconnaître coupables de quelque crime que ce soit. Et pourtant, les accusations graves ne manquent pas.

Les Etats-Unis d’Amérique sont accusés d’agression contre le peuple du Vietnam. Les Etats-Unis plaident non coupables. Israël est accusé d’avoir spolié le peuple palestinien et occupé son territoire. Israël plaide non coupable. Les Sud-Africains blancs sont accusés d’opprimer les Sud-Africains noirs. Les Blancs de Rhodésie du Sud sont accusés d’opprimer les Noirs de Rhodésie du Sud. Le Portugal, lorgnant vers le Marché commun, est accusé de mener une guerre de génocide contre l’Afrique noire sur plusieurs fronts à la fois, notamment en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau. Tous plaident non coupables. Les Britanniques eux-mêmes sont accusés d’opprimer, entre autres, le peuple irlandais. Et aujourd’hui, même l’Union soviétique se voit accuser d’opprimer ses propres citoyens. Dans les deux cas, on plaide non coupable.

Des siècles de carnage

Il ne fait aucun doute pour moi que les Etats-Unis d’Amérique sont le pays le plus violent que le monde ait connu au cours de son histoire. Si l’on me demandait de définir d’un mot les Etats-Unis, je répondrais : un couteau, un fusil, une bombe… une explosion. Ce que l’on voudra, pourvu que cela tue. Du poison. Une nation dont les racines les plus profondes sont enfouies sous un amas de violences. En premier lieu, le territoire lui-même a été conquis par une guerre d’extermination, par le génocide des Indiens, qui étaient déjà sur place à l’arrivée des premiers Européens. Puis, ce furent des siècles de rapine et de carnage, tandis que les nations européennes se disputaient le contrôle du Nouveau Monde. Et finalement, les Etats-Unis eux-mêmes, en tant qu’entité nationale, furent fondés à la suite d’une guerre révolutionnaire de libération nationale qui mit fin à la tutelle britannique. Il s’agissait là de violence sur une vaste échelle et cela constitue, avec la guerre de Sécession, la matrice où s’est formée la vraie vie du peuple américain.

Les Européens qui s’établissaient dans le Nouveau Monde avaient apporté avec eux les rivalités nationales qui avaient précipité pour des siècles le continent européen dans la guerre, le pillage, et une interminable succession d’affrontements et de dénouements violents. Les Européens continuèrent leurs luttes fratricides sur le sol du Nouveau Monde, consolidant et renforçant des haines et des rancunes monumentales. Les conflits d’ordre religieux ravivaient encore les flammes de la haine et de la violence. Et, en arrière-fond à tout cela, la folle curée sur les richesses du Nouveau Monde était assez pour maintenir les colons en un état de continuelle discorde.

C’est au beau milieu de tout cela que l’on transplanta des millions d’esclaves noirs arrachés de force à leur Afrique natale. Le décor était posé : divisés entre eux, et tout en faisant constamment la guerre aux Indiens, les Blancs se retrouvaient en même temps avec une énorme population d’esclaves à surveiller. Et le moyen choisi par eux pour affronter ce gigantesque nœud de problèmes fut la violence, la violence tous azimuts.

C’est pendant la période de l’esclavage que s’est fixé le rapport de violence entre Noirs et Blancs. Tout Blanc était tenu de participer au contrôle et à la répression des esclaves, et tout esclave était considéré comme un rebelle potentiel. Il était devenu un fait de la vie courante qu’« aucun Noir n’a de droits qu’un Blanc soit tenu de respecter », bien avant que le juge Taney, qui présidait alors la Cour suprême des Etats-Unis, ne l’eût proclamé en 1856. Légitimée par la loi, sanctifiée par la religion, la violence blanche s’exerçait quotidiennement contre les Noirs, et personne n’y trouvait rien d’extraordinaire. Il était commun que l’on tuât des Noirs par le fouet, le lynchage, la pendaison, les armes à feu, ou qu’on les brûlât au bûcher. Les « cavaliers de la nuit », qui s’annonçaient par un grand fracas de sabots, et les croix de flammes du Ku Klux Klan frappaient les cœurs noirs d’une terreur mortelle.

Les Etats-Unis existent en tant que nation depuis près de deux siècles. Au cours de ces deux siècles, une grande partie des rivalités violentes se sont apaisées, surtout celles qui opposaient entre elles les diverses ethnies européennes. Les Européens ayant tous prospéré en Amérique, leurs haines se sont plus ou moins émoussées ; ils ont appris à sublimer leurs hostilités mutuelles et à les faire passer par les canaux politiques et économiques. Mais tout en enterrant la hache de guerre entre eux, les Blancs s’unissaient, à tous les échelons, contre les Noirs et les autres populations de couleur qui étaient parvenues, par divers moyens, jusqu’à l’intérieur des frontières américaines.

Le devoir de révolte

C’est par la lutte que le peuple afro-américain s’est échappé de l’enfer de l’esclavage. Cette lutte n’avait pour but que de nous libérer, que de mettre fin aux diverses formes de domination qui nous sont imposées par les Américains blancs. La nation américaine est fondée sur un pacte dont les principes se trouvent énoncés dans la Déclaration d’indépendance de 1776. Et si nous luttons à l’intérieur des Etats-Unis, c’est précisément pour que les principes de ce pacte soient respectés et s’appliquent à notre peuple sans aucune restriction, ce qui n’a jamais été le cas, depuis la naissance des Etats-Unis jusqu’aujourd’hui. Et, aussi longtemps que ces principes restent lettre morte en ce qui nous concerne, nous avons le droit, nous avons le devoir, renforcés par la nécessité, de nous révolter contre des gens et un système qui nous dénient nos droits, nous soumettent à une exploitation économique impitoyable, et nous font réprimer brutalement par leurs représentants officiels au nom de la loi et de l’ordre.

Depuis que s’est engagée la lutte du peuple afro-américain, nous n’avons jamais cessé de faire appel à ce qu’il y a de meilleur chez les Américains, et aux idéaux élevés qui constituent le fondement de leur nation. En 1966, lors de la création du parti des Panthères noires, nous avons publié un programme en dix points. Il y figurait une citation de la Déclaration américaine d’indépendance dont je rapporterai ici l’extrait le plus significatif :

« Nous regardons comme des vérités évidentes par elles-mêmes, que tous les hommes ont été créés égaux, qu’ils ont reçu de leur Créateur certains droits inaliénables ; qu’au nombre de ces droits sont la vie, la liberté et la recherche du bonheur ; que c’est pour assurer ces droits que les gouvernements ont été institués parmi les hommes, et qu’ils ne tirent leur juste pouvoir que du consentement de ceux qui sont gouvernés ; que toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ces fins, le peuple est en droit de le modifier ou de l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement, en établissant ses fondements sur les principes, et en organisant ses pouvoirs dans les formes qui lui paraîtront les plus propres à réaliser sa sûreté et son bonheur. »

Nos intentions sont aussi américaines qu’il se peut ; nous voulons modifier le système, nous voulons l’humaniser, nous voulons en extirper la corruption, nous voulons chasser systématiquement l’oppression de nos vies et nous voulons nous garantir une forme de liberté digne des êtres humains que nous sommes. Nous n’avons jamais rien voulu de plus, mais nous n’en accepterons jamais moins.

Le peuple américain, qui sait faire peu de cas des jugements moraux quand cela l’arrange bien, qui est passé maître dans l’art de rejeter la faute sur les autres en transformant les victimes en agresseurs et les agresseurs en victimes, n’a vu que trop souvent l’usage de la violence lui profiter. Les Américains ont la mystique du gros bâton : ils se contentent de le brandir quand il n’en faut pas plus, mais ils n’hésitent pas à l’assener au besoin. Et, curieusement, ils s’entêtent à ne pas vouloir croire au sérieux de leurs adversaires aussi longtemps que ceux-ci, poussés dans leurs derniers retranchements, n’ont pas commencé à se battre pour de bon.

Lorsqu’il se produit aux Etats-Unis des mouvements insurrectionnels, l’argument le plus convaincant qu’avancent habituellement les politiciens favorables à la répression est que nous, le peuple, ne devons pas permettre à la violence de l’emporter, que nous ne devons pas donner prime à la violence, etc. Et pourtant, tout au long de notre histoire, les couches les plus défavorisées de la population américaine, réduites au désespoir, ont dû recourir à la violence pour obtenir par la force un allégement de leur misère. En effet la violence, ou la menace d’y avoir recours, est efficace plus que toute autre chose, en Amérique, comme solution ultime aux problèmes sociaux. Quand la violence vient du dehors, l’instinct fondamental du peuple américain est de résister à l’agression, d’y résister jusqu’au dernier homme ; c’est pour cela que mêmes nos victimes doivent être dépeintes sous un jour d’agresseurs. Ce tour de passe-passe une fois accompli, les victimes de l’agression américaine n’ont plus à espérer qu’une mort impitoyable. Mais quand il s’agit de la violence intérieure, c’est une tout autre affaire.

D’abord, les Américains partent de la conviction que, lorsque des différends surgissent entre le peuple et le gouvernement, le gouvernement a forcément tort, de par sa nature même. Parce que nous savons que la résolution des problèmes sociaux, lorsqu’il faut décider des torts et des raisons, de la justice et de l’injustice, incombe au gouvernement ; que le gouvernement a le devoir de résoudre ces problèmes sous peine de perdre sa validité, de perdre même le droit de continuer à exister. Ainsi, notre tâche revient à contraindre le gouvernement à agir comme il le doit. On peut s’attendre que le gouvernement américain fasse tout ce qui est en son pouvoir pour anéantir ceux qui se mêlent de vouloir l’obliger par la force à agir, à faire son travail ; mais on peut aussi attendre qu’une juste cause finisse par l’emporter, à condition que ceux qui s’en sont faits les champions soient disposés à se battre pour elle ; à condition qu’ils soient prêts, non seulement à mourir pour leur cause, mais aussi à tuer pour la défendre. Car s’il est des gens qui veulent faire pour une noble cause le sacrifice de leur vie, l’Amérique se fera un plaisir de hâter leur mort, avant de les traiter de fous.

Car nous avons affaire à un pays qui s’est permis d’engager des tueurs à sa solde pour exterminer les Indiens, un pays qui trouve le moyen de se justifier d’avoir lâché la bombe atomique sur le Japon, un pays qui trouve le moyen de justifier le massacre des détenus d’Attica, l’exécution de George Jackson par des gardiens de prison californiens et toute une série de meurtres sanguinaires, odieux et méprisables, perpétrés par sa police. Beaucoup d’Américains blancs, la majorité peut-être, aimeraient que les Noirs disparaissent comme par enchantement. D’autres ont la conviction qu’il faudrait les exterminer. Nous avons vu à maintes reprises, surtout au cours de la phase non violente du mouvement pour les droits civiques, de simples citoyens blancs s’associer à des policiers pour assassiner des militants des droits civiques, comme ce fut le cas dans le Mississippi en 1964. Le shérif du comté de Nashoba et plusieurs de ses adjoints, accompagnés d’un certain nombre de simples citoyens blancs, avaient kidnappé et assassiné trois jeunes militants, Schwerner, Chaney et Goodman. Au moment de la découverte des corps, il fut constaté que le corps de Chaney, le seul des trois à être noir, avait été mutilé, alors que ses deux compagnons blancs avaient seulement été abattus d’une balle ; cela reflète bien quel supplément de haine la couleur de Chaney avait dû faire naître chez les assassins.

Dès qu’il se dessine un mouvement chez les Noirs, certains Blancs perdent complètement la tête. A force de peur et de haine, ils en arrivent à un point où ils ne peuvent plus se contenir. Ils croient qu’il faudrait des lois pour interdire aux nègres de faire tout ce remue-ménage. Et, faute de loi, ils prennent les choses en main eux-mêmes. Seuls ou en groupe, ils vont tendre des embuscades, poser des bombes sous les églises et les écoles noires, ou alors ils font une virée dans le quartier noir, armés jusqu’aux dents. tirant, sur tout ce qui bouge, des fenêtres de leurs voitures. Aussitôt après la disparition de Schwerner, Chaney et Goodman, les forces du gouvernement fédéral et de l’Etat du Mississippi organisèrent en commun une gigantesque battue, car d’autres militants des droits civiques qui se trouvaient dans le secteur craignaient que leurs trois compagnons n’aient été tués. Au cours des recherches, on avait entrepris de draguer systématiquement les cours d’eau et les marécages de tout le delta du Mississippi. Il arriva alors une chose étrange. Les chercheurs se mirent à ramener cadavre après cadavre, une série de cadavres, tous noirs, que l’on avait jetés dans ces cours d’eau et dans ces marécages ; on n’y attacha que peu d’importance, puisque ces cadavres n’étaient pas ceux des trois hommes que l’on recherchait. Et pourtant, les policiers reçurent l’ordre d’interrompre le dragage des cours d’eau et des marécages : mieux valait laisser en paix ces eaux troubles que de risquer d’en ramener quelque autre horreur inouïe qu’on aurait peut-être du mal à expliquer ensuite.

Avant que le moment soit venu, avant qu’il soit possible de forcer le gouvernement à l’action, que ce soit par la violence ou par n’importe quel autre moyen, il faut se faire entendre du peuple et le gagner à sa cause. Et, puisque nous sommes en Amérique, cela peut également passer par la violence. C’est la phase violente, chérie entre toutes par le peuple américain, et surtout par les politiciens, parce que le peuple américain n’aime rien tant que faire lui-même la loi – conséquence du sillon profond qu’a creusé le goût des milices armées dans son histoire et sa mentalité – et parce que les politiciens se font une joie de s’interposer, de jouer aux sauveurs de la société, de prendre parti pour l’un ou l’autre côté quand le peuple est divisé par une querelle, afin d’en tirer tout le bénéfice politique à l’heure des élections.

Jadis, nous avions en face de nous une tâche formidable : l’esclavage était légal. Nous avions à la fois contre nous la population blanche et le gouvernement. Pour nous faire tenir en place, les Blancs nous pendaient aux arbres comme des fruits étranges. Etant nous-mêmes démunis de toute espèce de pouvoir, nous ne pouvions pas les empêcher de nous abattre dans les rues, comme des chiens, avec la bénédiction du gouvernement. Notre liberté, qui avait été l’enjeu de la guerre de Sécession, était devenue liberté de se faire lyncher impunément puisque le gouvernement refusait d’édicter une loi contre le lynchage, respectant ainsi la volonté de la population blanche qui désirait être libre de nous tuer comme bon lui semblait. Il fallut des dizaines d’années d’émeutes raciales et de carnages, il fallut l’apparition d’une génération de Noirs qui avaient appris à tuer pour qu’enfin le lynchage passe de mode. Une fois débarrassés des foules lyncheuses qui se tenaient entre nous et les institutions, nous nous sommes retrouvés face à face avec le gouvernement américain. Et c’est alors qu’a commencé la véritable tuerie.

A la fin du siècle dernier, le gouvernement américain, instrument des capitalistes qui contrôlent l’économie américaine, a persécuté les ouvriers avec la même vigueur que le gouvernement Nixon s’emploie à persécuter le parti des Panthères noires. Les dirigeants syndicaux qui s’efforçaient d’organiser les ouvriers furent forcés à la clandestinité, traqués, dénoncés comme criminels, jetés en prison, abattus en pleine rue, sous le règne de la plus froide terreur. Les capitalistes faisaient une dernière tentative désespérée pour garder les ouvriers à leur merci, inorganisés, et en mauvaise posture pour revendiquer. Mais les ouvriers rendirent coup pour coup, par la mort et l’incendie, et l’emportèrent. Ils avaient trouvé des arguments convaincants, et le Congrès adopta des lois qui entérinaient le fait syndical. Le combat des Afro-Américains répète, dans ses grandes lignes, celui des militants syndicalistes, à cela près que nous avons affaire en plus au racisme blanc, qui est aussi profondément enraciné chez les Blancs américains que l’est la violence chez tous les Américains.

Un prétexte de plus : le racisme

C’est aussi le racisme blanc qui rend la violence d’autant plus nécessaire. A strictement parler, le racisme blanc n’est qu’un instrument de plus, qu’un prétexte de plus pour priver de leurs droits les Afro-Américains. L’Amérique a pour credo qu’il il est juste que le peuple s’insurge pour balayer tout ce qui pourrait servir de prétexte à priver des êtres humains de leurs droits et à les soumettre au règne de l’injustice. Mais comment balayer le racisme blanc sans balayer du même coup la population blanche ? C’est le problème qui nous était posé. Et en effet, c’est bien la population blanche qui perpètre le racisme blanc. L’expérience accumulée tout au long de la lutte contre le racisme blanc a enseigné aux Afro-Américains que le meilleur moyen d’affronter ce racisme blanc est de refuser de se plier aux règles qu’il édicte. Si les Blancs voulaient être racistes, cela ne regardait qu’eux, aussi longtemps qu’ils ne se mêlaient pas d’attenter à notre liberté. C’est au mouvement non-violent de Martin Luther King qu’il revint d’accomplir cette formidable tâche, qui a coûté beaucoup à notre peuple et lui a fait éprouver bien des souffrances. Et puis, Martin Luther King fut abattu par le fusil. Mais Martin Luther King n’a pas seulement emporté avec lui dans la tombe sa philosophie de la non-violence ; ses funérailles furent aussi celles des règles qui nous étaient imposées par le racisme blanc, ces règles contre lesquelles il avait tant lutté, dans ce sens qu’il est désormais hors de question que le peuple afro-américain se laisse jamais traiter à nouveau comme avant. Même les plus virulents des racistes blancs n’ont plus sérieusement la prétention de soumettre notre peuple à la règle dite de « la séparation dans l’égalité de la ségrégation raciale », y compris dans le Sud. Mais le fusil auquel on avait eu recours pour stopper Martin Luther King restait et reste encore braquée sur nous ; et c’est contre cette ultime terreur, manigancée par le gouvernement américain et par les gens qui le contrôlent, que nous sommes entrés en lutte.

L’Amérique s’est fait dans le monde entier une réputation méritée de grande brute qui cherche continuellement querelle à de plus petits qu’elle. Par conséquent, personne ne devrait s’étonner quand les Américains se mettent à jouer entre eux au même petit jeu. Tout le monde, en Amérique, possède une arme à feu ou sait comment s’en procurer une rapidement. Dès le biberon, les Américains sont soumis à une diète persistante de cow-boys et d’Indiens, de flics et de gangsters, et ils grandissent dans le respect et la pratique de la violence. Jusque dans le monde des sports, d’où beaucoup d’Américains tirent les principes qui règlent leur existence, la loi suprême est que la force est l’essentiel, que la force l’emporte toujours ; car les Américains n’ont que du dédain pour les sports où l’adresse compte avant toute chose, ils leur préfèrent des jeux particulièrement brutaux, le football forcené, le basket-ball – empoignade, le base-bail hyperénergique et la boxe sadique. Plus le sang coule, plus ils sont satisfaits. Et s’il s’y ajoute, pour faire bonne mesure, quelques os rompus, ils s’écrient au match historique. Et les perdants ? Bah ! ils n’étaient pas de force, voilà tout.

S’ils sont fondamentalement violents et brutaux, les Américains savent aussi être cruels. Ils sont insurpassables dans l’art de se dissocier des victimes de leur cruauté. Cela procède d’une espèce de cécité collective, qui leur est venue à force de siècles passés à se vautrer dans le sang, comme autant de Macbeth ; et ils s’y sont plongés si profondément qu’il leur est devenu aussi difficile d’en sortir que de s’y enfoncer encore un peu plus. Pour couronner le tout, les dirigeants politiques et religieux de l’Amérique font preuve d’une habileté consommée lorsqu’il leur faut trouver des boucs émissaires et montrer à la population la meilleure manière de s’absoudre elle-même de ses actes sanglants. La crise actuelle que connaît l’Amérique, et l’escalade de la violence dont elle est le théâtre, sont la conséquence du pesant fardeau de l’hypocrisie, de la cruauté et de l’inhumanité qui caractérisent la vie américaine, d’une part, et, d’autre part, de la lutte déterminée des minorités opprimées à l’intérieur des Etats-Unis.

Les Blancs de la nouvelle génération, qui sont appelés à reprendre le flambeau des mains de leurs ainés et à défendre la civilisation des hordes barbares, trouvent en effet qu’ils n’ont pas grand-chose à défendre. Car, indiscutablement, ce que l’Amérique a de meilleur, ses idéaux et ses principes consacrés, se trouvent du côté des opprimés et de ceux qui réclament une transformation radicale de la société. C’est pour cette raison que l’organisation dissidente la plus violente qu’ait engendrée l’Amérique moderne est une organisation de jeunes Blancs, le groupe Weatherman, dont les bombes n’ont pratiquement épargné aucun objectif important, de la Bank of America au Capitole et même au Pentagone.

Même s’il est juste de dire que les Américains sont violents dans leur ensemble, encore faut-il opérer une distinction entre la violence traditionnelle de la bourgeoisie et de ses suppôts et la violence des hordes insurgées, qui vise à forcer la bourgeoisie à changer ses manières, ou, le cas échéant, à la renverser purement et simplement. Car la violence de la deuxième catégorie passe par toute une gamme de nuances, qui vont de la revendication de réformes parcellaires à l’appel doctrinaire à une révolution totale qui renversera le système capitaliste et fraiera la voie à la société socialiste. En plus de tout cela, l’Amérique est en proie à de nombreuses manifestations d’une violence déréglée, déréglée parce que ses victimes sont choisies au hasard et parce que ses motivations et ses buts restent mal éclaircis. Ainsi, à Chicago, en 1966, le massacre par un certain Richard Speck de sept élèves infirmières ; ou les treize passants abattus par Charles Whitman, du haut d’une tour de l’université du Texas, toujours en 1966 ; et les meurtres de Manson en 1969 à Los Angeles. Cette sorte de violence déréglée est ancrée dans nos mœurs. Et lorsqu’elle se donne libre cours le peuple américain part d’un grand frisson collectif, avant de se jeter voracement sur les détails sanglants qui s’étalent dans les journaux ou à la télévision.

La guerre du Vietnam cristallise à nouveau, et d’une façon particulièrement brûlante, toutes les contradictions de la société américaine. Chez les jeunes principalement, l’on assista à une sévère remise en cause des valeurs d’une société que son envergure et sa puissance n’empêchaient pas de livrer une guerre sans merci, perverse et arrogante, contre une société si petite et si faible. Les gens les plus fermement opposés à la guerre se trouvèrent ainsi être justement ceux que l’on enrôlait de force pour se battre, pour tuer et se faire tuer. Les Noirs appelés au Vietnam ne pouvaient que demander : pourquoi nous battrions-nous ? La situation devint vite intolérable. Et beaucoup. Noirs ou Blancs, décidèrent que s’ils n’avaient d’autre choix que se battre ils préféraient le faire dans leur propre pays, contre un ennemi qu’ils connaissaient bien, plutôt qu’au Vietnam contre un peuple dont ils ne savaient rien, sinon qu’il était leur allié sur le champ de bataille. La brutalité impitoyable employée par trois présidents successifs pour poursuivre cette guerre a rendu furieux ceux qui s’y opposaient. Puisque leur gouvernement refusait de les entendre, ils se résolurent à intervenir activement. Personne ne prévoyait jusqu’à quels excès de sauvagerie le gouvernement et les cercles dirigeants américains étaient prêts à aller pour réprimer l’opposition à la guerre. Et je suis persuadé que c’est cette répression violente s’abattant sur les opposants, à l’intérieur des Etats-Unis, qui a engendré le recours à la violence de la part du peuple. Cela vaut aussi bien pour le mouvement anti-guerre que pour le peuple afro-américain. Car, dans les deux cas, c’est le gouvernement, représenté par la police, la garde nationale et le F.B.I., qui a tiré les premiers coups de feu et versé le premier sang.

Après avoir assisté, en l’espace de cinq ans, aux assassinats successifs du président Kennedy, de Malcom X, de Martin Luther King et de Robert Kennedy, il n’était pas besoin d’une boule de cristal pour deviner qu’un mécanisme occulte s’était mis en branle, et que ce mécanisme avait pour but de mettre le holà à la campagne pour nos droits humains. Notre mouvement avait pris une envergure massive, et son élan devenait irrésistible. Et, quoique n’étant en rien des militants acharnés pour les droits du peuple afro-américain, les Kennedy avaient lancé le gouvernement fédéral dans la bataille, et ils l’avaient lancé à nos côtés. L’assassinat du président Kennedy eut pour conséquence une véritable contre-révolution dans les relations qu’entretenait le gouvernement fédéral avec le mouvement afro-américain. Il est significatif, à mes yeux, que le gouverneur George Wallace, qui est à la fois le principal représentant et le porte-parole des éléments les plus réactionnaires et les plus racistes de la société américaine, ait été arrêté sur l’ordre des Kennedy parce qu’il faisait obstruction aux droits des Afro-Américains. Mais, sous le règne de Nixon, Wallace ne risque guère de se faire arrêter, puisque ses idées politiques sur les droits des Afro-Américains ne sont en rien différentes de celles de Nixon. Et c’est aussi sous le règne de Nixon Que Wallace s’est fait tirer dessus par un individu anonyme qui ne pouvait tolérer que Wallace abuse plus longtemps du pouvoir et de la confiance dont l’avaient investi des foules d’individus anonymes.

Après la mort des Kennedy, de Malcolm X et de Martin Luther King, la bureaucratie fédérale, en passant entre les mains de Lyndon Johnson, puis de Nixon, a fait machine arrière à presque tous les niveaux. Pour ce qui est des droits des Noirs, l’on nous a fait plus ou moins clairement comprendre que le gouvernement actuel est par et pour les Blancs. Et cela fut appuyé par des arguments frappants : les services de répression – police, F.B.I. et garde nationale – recurent carte blanche pour une vaste opération de pacification du « front domestique ». Brandissant la bannière de la loi et de l’ordre, et sous prétexte de lutter contre la criminalité, les forces de répression se jetèrent dans l’action. Les contestataires, déjà habitués pourtant à se faire embarquer sans raison au cours de manifestations pacifiques, restèrent bouche bée, incrédules, quand la police se mit à leur tirer dessus, à bout portant et avec de vraies balles.

L’exemple classique en est le meurtre des quatre étudiants de l’université de Kent tombés sous les balles de la garde nationale en mai 1970 alors qu’ils manifestaient contre l’invasion du Cambodge par Nixon. Ce n’est qu’en faisant le compte de leurs morts que les étudiants comprirent ce qui venait de leur arriver. Pour les Noirs, tout cela n’avait rien de bien nouveau, à part que la police se mettait à tuer aussi des Blancs. Beaucoup de Blancs, à l’idée qu’ils couraient désormais le risque de se faire tuer par la police, tempérèrent sur-le-champ leurs ardeurs activistes. D’autres adoptèrent des moyens plus souterrains pour poursuivre la lutte. Quant aux Noirs, ils restaient pris au fond du même piège, car pour eux il n’existe aucun moyen de ne plus être noirs.

Mais, malgré tout, Nixon offrit une porte de sortie aux Noirs qui ne voulaient pas affronter les armes policières : il fit une distinction entre les Noirs et les militants noirs, et entreprit derechef d’exterminer ces derniers. Sous le règne de Nixon, la police s’est mise à pratiquer l’assassinat politique froidement prémédité. Et même si personne ne l’ignorait. Rien ne pouvait l’en empêcher. Le parfait exemple en est l’ignoble assassinat de Fred Hampton et de Mark Clark par la police de Chicago, qui, le 4 décembre 1969, opéra une descente chez eux aux premières heures de l’aube, abattit Clark à travers la porte et tua Hampton dans son sommeil. Nous devons porter au crédit de ce que l’esprit humain a de plus élevé le fait qu’il subsiste des gens, aux Etats-Unis mêmes, dont la volonté reste inaltérée et qui continuent à se battre, quoi qu’il leur en coûte. Traqués jour et nuit par la police, ils ont été contraints de rejoindre la clandestinité sans rien abandonner de leurs idéaux. Eux qui n’étaient au départ que des opposants pacifiques, la violence répressive de l’Etat les a convertis aujourd’hui à la guérilla urbaine.

Les prisons et les cimetières de Babylone (1) sont pleins à craquer, et tout indique que la répression va se durcir et s’élargir encore plus. Mais la résistance se durcira et s’élargira aussi ; les attaques de francs-tireurs et les attentats à la bombe par de petits groupes clandestins sont en augmentation constante. Une unité de guérilla attaque un commissariat de police de San-Francisco, abat un policier, et laisse une note déclarant qu’il s’agit d’une action de représailles à la suite du meurtre de George Jackson.

Le seul peuple que j’aie jamais envié est le peuple des Indiens d’Amérique, le peuple des Hommes rouges, à cause de la juste colère qui le dresse contre Babylone. Les réparations auxquelles j’estime avoir droit, en tant que petit-fils d’esclaves, sont de bien peu en regard de celles auxquelles ils peuvent prétendre. Il n’est que de se mettre à leur place : condamnés à tourner en rond pour l’éternité sur un cheval sauvage, sur leur propre terre, cernés par la mort parce que les Blancs en avaient après eux et après leur terre. Quand les Américains blancs tournent des films de cow-boys et d’Indiens, ils dépeignent les Indiens sous les traits de sauvages irresponsables qui les attaquent, eux, Blancs pèlerins innocents qui ont pris pacifiquement la route de l’Ouest dans leurs chariots bâchés pour s’en aller bâtir une église en Californie (juste à côté d’une mine d’or) On ne sait jamais trop pourquoi les Indiens les attaquent, et d’ailleurs ils ne sont apparemment pas capables de s’exprimer autrement que par des grognements indistincts, quand ils ne sont pas occupés à pousser des cris de guerre à vous glacer le sang dans les veines ou à faire de grands bonds dans les airs en brandissant des haches et des sagaies.

L’Amérique connut là son premier Vietnam, et les Indiens furent ses premiers « ratons ». Un détachement de cavalerie vole au secours de la caravane encerclée par des Indiens, qui vont repartir à l’assaut aux premières lueurs de l’aube… Et c’est ainsi que l’on envoie des renforts de troupes au Vietnam pour « sauver nos petits gars », c’est ainsi que l’on mine le port de Haïphong ou que l’on envoie des troupes au Congo pour secourir les bonnes sœurs. Non, les Blancs américains ne sont même pas capables de parler à un Indien. Ils n’osent pas le regarder en face. Et pourtant, après toutes ces années, il est toujours debout, malgré toutes les tentatives d’extermination. Et qu’ont-ils à lui dire ? A un Indien, ils n’oseraient même pas parler de la Déclaration d’indépendance, qu’ils ressortent pourtant d’habitude à tout le monde, qu’ils ont même ressortie aux Afro-Américains, leurs anciens esclaves. De toute façon, les Indiens ne veulent pas en entendre parler. Pendant les derniers jours de la récente campagne présidentielle, les Indiens américains ont envahi le bâtiment du département des affaires indiennes au ministère de l’intérieur, à Washington, et ils ont présenté à l’Amérique la liste de leurs revendications. Nixon bombardait l’Indochine nuit et jour, promettait une paix imminente, proposait des traités, et pendant ce temps-là les Indiens, premiers Vietnamiens de l’Amérique. accusaient l’Amérique d’avoir violé tous les traités qu’elle avait passés avec eux.

En assurant la réélection de Nixon et en l’encourageant ainsi à assener, avec encore plus de sauvagerie, les coups du gros bâton, le peuple américain a fait le même choix que le peuple allemand lorsqu’il soutint Hitler. Si les Américains ont si favorablement réagi au minage du port de Haïphong, c’est parce que Nixon s’attaquait enfin à des adversaires à sa taille, les Russes et les Chinois, comme Kennedy au moment du blocus de Cuba.

Que Nixon ait pu procéder au minage du port de Haïphong, puis au sauvage bombardement de Hanoï sans que cela lui cause le moindre ennui, c’est la justification ultime de deux siècles d’histoire américaine, et c est un baume pour l’âme des Yankees. Encore une fois, les règles du football américain se trouvaient appliquées à la vie. Nixon ne faisait que marquer un but à la manière habituelle du football.

Et qu’est-ce que l’Amérique aujourd’hui ? Des astronautes qui reviennent de la Lune ; une marine qui se mutine ; une armée qui fait sauter ses officiers ; des villes livrées à la guérilla et Washington en partie occupée par des Indiens…

Eldridge Cleaver

(1) Babylone désigne la société américaine.

Répondre à cet article

SPIP | squelette | | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0