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Elisabeth Badinter et la laïcité lepénisée par Jean Baubérot sur Mediapart

samedi 8 octobre 2011, par anonyme (Date de rédaction antérieure : 8 octobre 2011).

http://blogs.mediapart.fr/blog/jean…

30 Septembre 2011 Par Jean Baubérot

Le Monde.fr a publié, jeudi 29 septembre 2011, de larges extraits d’une interview d’Elisabeth Badinter au Monde des religions. J’ai dû les relire deux fois pour être sûr qu’il n’y avait pas maldonne. Malgré tout ce qu’elle avait déjà dit et écrit, je ne pouvais penser que cette philosophe soit tombée aussi bas. Elle affirme en effet : « En dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité ». Non seulement elle cautionne ainsi les propos de la leader d’extrême droite, mais elle en fait la championne par excellence de la laïcité. Selon elle, la gauche aurait « complètement abandonné ce combat », Manuels Valls (qui ne sera sans doute pas ravi de se retrouver en si mauvaise compagnie) étant, selon ses dires, l’exception qui confirme la règle.

On croit être en plein cauchemar, vu l’influence de la philosophe. Mais malheureusement, il ne s’agit nullement d’un dérapage, encore moins d’une citation tronquée. Elisabeth Badinter donne elle-même l’explication logique de cette incroyable connivence. « Croire en Dieu, déclare-t-elle, doit rester une affaire intime. » On retrouve, en effet, une vision de la liberté de conscience analogue à celle que proclame Marine Le Pen. Cette dernière déclarait, en effet, à propos des prières de rue : « Ceux qui n’ont pas de place dans la mosquée n’ont qu’à prier chez eux » (Grand Jury RTL-Le Figaro-LCI, 19 décembre 2010).

A partir de cette réduction de la religion à l’intimité, Elisabeth Badinter s’en prend aux manifestations extérieures de la religion… Enfin, pas de toutes les religions, car, dans les extraits publiés en tout cas, pas un seul mot ne critique le catholicisme. En revanche, le manger casher et la kippa des juifs, le manger hallal et les tenues trop vêtues des musulmanes, sont l’objet de sa vindicte, ainsi d’ailleurs que les protestants évangéliques, qui n’ont ni nourritures ni tenues spécifiques, mais qui « nous viennent des Etats-Unis » (ce qui, historiquement, est faux) au lieu d’être bien de chez nous.

Madame Badinter a parfaitement le droit de détester les religions, leurs œuvres et leurs pompes. Elle peut les critiquer publiquement et de plusieurs manières tant qu’elle le veut. Mais elle a absolument tort de faire coïncider la laïcité avec sa position personnelle… et on voit jusqu’où cette très grave dérive la conduit.

Le ver est dans le fruit dès que l’on veut réduire, au nom de la laïcité, la religion à la sphère privée, entendue comme étant la sphère « intime ». Cette position est absolument contraire à la loi de 1905 qui affirme dans son Article 1 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées [dans la loi elle-même] dans l’intérêt de l’ordre public ».

Pour la loi de 1905, la liberté de conscience doit si peu « rester une affaire intime » que l’Article II, qui met fin aux « cultes reconnus » (semi officiels avant 1905) et énonce le principe du non-subventionnement des religions, émet immédiatement une exception. Cet Article permet d’inscrire dans les dépenses publiques les « services d’aumônerie destinés à assurer le libre-exercice du culte dans les établissements publics, tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons ». L’armée ne tardera pas à être ajoutée à cette liste.

Lors des débats parlementaires sur cette loi de séparation des Eglises et de l’Etat, les députés refusèrent massivement un amendement voulant interdire le port du vêtement ecclésiastique dans l’espace public. La soutane était visée car certains la considérait comme une tenue « provocante », contraire à la « liberté et à la dignité humaine », un costume prosélyte qui rendait le prêtre « prisonnier, esclave » et le séparait des autres hommes. On avait parfaitement le droit de considérer ainsi la soutane, mais pas celui d’embarquer la laïcité dans sa vision des choses. Et Aristide Briand récusa toute législation sur ce point en déclarant : « La soutane devient, dès le lendemain de la séparation, un vêtement comme les autres ». On est dans la démarche exactement inverse à celle de Madame Badinter. Celle-ci croit que les choses ont changé à la fin du XXe siècle, elle veut oublier les députés, comme l’abbé Pierre ou le chanoine Kir, qui se rendaient à l’Assemblée en soutane.

Autre exemple : au départ, la proposition de loi de séparation maintenait les limitations du régime concordataire pour ce qui concernait les manifestations de la religion. Mais un député déclara : « Le respect de la liberté de conscience conduit au respect mutuel des croyances et non à la prohibition des manifestations extérieures du culte sur la voie publique ». Il déposa un amendement qui instaurait une liberté de manifestation religieuse dans l’espace public plus large que précédemment. L’amendement fut adopté. La laïcité a signifié une extension de la liberté.

Je pourrais ainsi multiplier les exemples. La laïcité que prône Marine Le Pen est, en tout point, contraire à la laïcité historique. Elle est contraire à la laïcité de Jules Ferry, qui a obligé l’école publique laïque à s’arrêter un jour par semaine pour faciliter la tenue du catéchisme, à la laïcité de Briand et de Jaurès, qui a donné la loi de 1905. Madame Badinter reproche à la gauche d’émettre « l’équation suivante : défense de la laïcité égale racisme » ; mais promouvoir cette laïcité-là, dévoyée, falsifiée, c’est effectivement du racisme ou du moins de la xénophobie : quand les JMJ se sont tenues à Paris, ou lors de la venue de Benoît XVI, avec une grande messe sur le champ de Mars où assistaient maints ministres, l’extrême-droite a-t-elle crié à l’atteinte à la laïcité ? Non, et elle ne le ferait pas plus aujourd’hui qu’hier car elle tente de récupérer le catholicisme comme élément identitaire, comme racine culturelle de la Frrrance. Elle n’est pas la seule d’ailleurs : c’est une vieille idée nationaliste depuis Maurras.

En fait, en prétendant que la laïcité consiste à réduire la religion (ou, dans les faits, certaines religions) à n’être qu’une « affaire intime », Madame Badinter part d’une ambiguïté que comporte le slogan : « La religion, affaire privée ». Ce slogan est-il laïque ? Oui et non. Oui, quand on veut dire par là que la religion n’est pas affaire d’Etat, de la puissance publique. L’appartenance à une religion relève d’un choix privé, c’est-à-dire du choix personnel de chacun. En conséquence, la religion ne doit pas être une institution publique. C’est le sens de la loi de 1905 qui abolit tout caractère officiel de la religion.

Mais non, absolument non, si on signifie ainsi, et tel est le propos d’Elisabeth Badinter, que la religion doit être réduite à une réalité confinée dans la sphère intime, ne pouvant pas s’exprimer dans l’espace public. Or, aujourd’hui, certains tentent, pas seulement à l’extrême droite mais également à l’UMP, voire chez des personnes qui se veulent de gauche, de réprimer des expressions de la religion dans l’espace public. Il faut savoir que même les périodes de répression de la religion, telle la révocation de l’Edit de Nantes, ont prétendu sauvegarder la liberté de conscience dans la sphère intime, la devotio privata comme on le disait à l’époque.

Cette clarification est essentielle pour que personne ne soit dupé par une falsification de la laïcité qui, aujourd’hui, va malheureusement de Marine Le Pen à Elisabeth Badinter. Encore une fois, cette dernière peut avoir toutes les opinions qu’elle veut, à condition de ne pas faire dire aux lois laïques le contraire de ce qu’elles disent. Car alors, elle fait exactement ce qu’elle prétend dénoncer : avoir « un mépris de la loi collective et démocratique ». Et le « combat » mené est frontalement aussi contre la Déclaration Universelle des droits de l’Homme (de l’Etre humain) qui affirme explicitement que : « Toute personne a droit (…) de manifester sa religion, individuellement ou collectivement, en public ou en privé ».

Déclarer : « En dehors de Marine Le Pen, plus personne ne défend la laïcité », aucune personnalité connue ne l’avait jamais fait jusqu’alors. On peut donc s’indigner à bon droit. Comme citoyen je suis effectivement scandalisé. Comme historien et comme sociologue, je cherche l’explication de propos aussi aberrants. Il me semble la trouver dans l’affirmation, à la sincérité naïve, de la philosophe : « Je ne comprends pas ce besoin actuel d’exhiber une identité religieuse ».

On peut facilement lui rétorquer que « ce besoin » est plus permanent qu’actuel. Mais peut-être effectivement, aujourd’hui, est-il plus fort qu’il y a cinquante ans, quand les politiques nous projetaient dans l’avenir au lieu de nous tenir de sempiternels discours sur nos « racines ». Quand, également, il était plus facile de croire au progrès… Les raisons ne sont pas bien difficiles à trouver… et à comprendre. Mais il faut savoir alors prendre quelque distance par rapport à ses propres déterminations sociales. Car, parmi les raisons qui induisent le « besoin » d’une identité religieuse et/ou convictionnelle forte, se trouve la volonté, au moins implicite, de lutter contre le fait d’avoir son cerveau totalement disponible pour le harcèlement publicitaire et son effacement complet du sens. Un sens, parfois durci et figé, fait face à un dévoiement marchand du sens, parfois jusqu’à être son frère ennemi. Mais il faut croire que sans doute cela s’avère bien difficile à « comprendre » quand on est engagée jusqu’au cou dans Publicis. On se situe alors tellement au cœur du système dominant, on a tellement intériorisé son fonctionnement et ses aliénations, qu’on n’est même plus capable de percevoir intellectuellement la nécessité pour les dominés d’aller chercher ailleurs.

De cette faillite intellectuelle, de cette incapacité complète à comprendre la société dans laquelle vous vivez, je vous plains, Elisabeth Badinter. Et je nous plains aussi, car cela cause énormément de dégâts.


Jean Baubérot :

http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-bauberot

Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes. Auteur notamment de deux « Que sais-je ? », La laïcité expliquée à M. Sarkozy (Albin Michel) et (avec M. Milot) Laïcités sans frontières (le Seuil).

6 Messages de forum

  • Ce que dit Elisabeth Badinter

    http://blogs.mediapart.fr/blog/samu…

    01 Octobre 2011 Par samuelle

    Ce que dit Elisabeth Badinter quand elle parle du Front national et la laïcité, c’est que tous les partis actuellement en lice, ne parlent pas de la laïcité et laissent le Front National s’en emparer.

    On a tellement vite fait de crier "haro sur le baudet", s’empresser de démollir quelqu’un.

    J’imagine parfaitement la dérive supposée d’une femme comme Elisabeth Badinter, qui défendrait, même un peu, les attrapes mouches du FN. Comment cela est-il même pensable ?
    Alors replaçons si possible les choses dans leur contexte, et rendons à Madame Badinter ce qui est à Madame Badinter. Elle veut simplement dire que tous les partis sans exception ne défendent pas la laïcité comme il le faudrait et que Marine le Pen, fine mouche justement, s’engouffre dans cette brêche. S’en empare, comme elle le fait pour beaucoup de questions en ce moment. Et il est dangereux, faute d’un désintérêt de la part des autres partis,qu’elle en fasse ainsi.

    Les commentaires du blog de Jean Baubérot disent de telles choses sur Madame Badinter et sont tout simplement affligeants.

  • Elisabeth Badinter et la laïcité lepénisée par Jean Baubérot sur Mediapart 8 octobre 2011 19:47, par Michel LE MEUR sur Mediapart

    30/09/2011, 14:47 par Michel LE MEUR sur Mediapart

    Aucune surprise dans cette proximité entre E. Badinter et M Le Pen. Quand ceux qui mènent le même combat contre le voile, où le motif de la laicité est tordu pour servir de masque à l’islamophobie, voire au racisme anti-arabe, ceux là finissent par affirmer leurs accords et demander les mêmes interdictions.

    Interdit de porter le voile, interdit de porter des signes religieux, comme si se prononcer contre les églises, l’obscurantisme devait passer par une lutte contre les gens et non par le discours.

    De manière paradoxale se trouve réunis dans cette bataille contre les religions et surtout contre l’islam et ces " infidèles" que sont les Arabes, se trouve donc réunis des personnalités qui vont de la droite Le Pen à la gauche Gérin en passnt par une fraction des féministes.

    Quant à E. Badinter si il y a une religion qu’elle ne réfute pas c’est celle du marché, de ses dieux et de ses valeurs sonnantes et trébuchantes.

  • Elisabeth Badinter et la laïcité lepénisée par Jean Baubérot sur Mediapart 8 octobre 2011 19:48, par belle lurette sur Mediapart

    30/09/2011, 14:30 par belle lurette sur Mediapart

    Mme Badinter est de plus en plus decevante…. déjà par son soutien à DSK, on a pu se rendre compte qu’elle était une adepte de la justice de classe….

    Mais désomais, elle perd la mémoire en oubliant que Mlle Le Pen a fait baptiser tous ses enfants dans ce "temple de la laicité" qu’est l’église St-Nicolas du Chardonnet……

    Mlle LePen défend autant la Laicité, que N. Sarkozy se bat pour une République Irréprochable…..

    Que Mme Badinter revoit sa copie…

  • 30/09/2011, 15:24 par chiara sur Mediapart

    Etonnant en effet qu’elle parle de la laïcité au FN, en la déconectant de l’idéologie de celui ci et en occultant, l’instrumentalisation, le détournement, le devoiement, qu’il opère. A l’opposé même des valeurs d’intégration, qui sont la raison m^me dela laÏcité.

    J’ose espérer qu’elle voulait alerter sur le risque que seul, le FN se fasse entendre sur le sujet, au détriment de cette laïcité que nous n’avons pas l’audace, à coeur de défendre plus durement.

    Merci pour votre alerte.

  • 30/09/2011, 13:09 par mass sur Mediapart

    La gauche (pas la sociale démocratie) parle de la laicité et avec fracas, plus que Marine d’ailleurs ( car la gauche met dans le même panier, catho, musulman, juif, etc…) , mais Madame Badinter a du rater un épisode.

  • Elisabeth Badinter et la laïcité lepénisée par Jean Baubérot sur Mediapart 8 octobre 2011 20:07, par IdéaleDuGazeau sur Mediapart

    30/09/2011, 16:44 par IdéaleDuGazeau sur Mediapart

    Après cet article d’un "Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes - il y a de quoi être inquiet du niveau - moral et intellectuel - de l’Université française.

    La suite ici :

    http://blogs.mediapart.fr/blog/jean…

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